Sauver les minorités d’Orient menacées – De retour d’un Proche-Orient déstabilisé

 

Combien faudra-t-il d’Aylan (3 ans), de Ghalib (5 ans) et leur mère, gisant sur une grève de Badroun (Turquie) pour avoir tenté de fuir la ville martyre de Kobané, à la frontière syrienne, assiégée par Daech-Etat islamique, avant un sursaut de la conscience internationale ?

Une conférence internationale à Paris

A l’initiative de la diplomatie française, se tient à Paris, le 8 septembre 2015, une conférence internationale destinée à venir au secours des victimes de violences ethniques et religieuses , notamment chrétiennes, menacées dans les régions d’Irak et de Syrie tombées entre les mains  du califat Daech-Etat islamique.

Présidée par le ministre français des Affaires étrangères Laurent Fabius et par son homologue jordanien Nasser Judeh, elle réunit plus de soixante pays, parmi lesquels l’Irak, la Turquie, l’Arabie Saoudite, la Russie, les Etats Unis, ainsi que les organisations internationales, principalement les Nations unies.

Trois objectifs sont fixés :

*Développer l’aide humanitaire d’urgence en faveur des millions de déplacés dans la région, afin de leur permettre de retourner chez eux dans les meilleures conditions  sanitaires et sécuritaires ;

*Mettre à l’étude des poursuites pénales  devant la Cour pénale internationale, ou un tribunal  des auteurs des persécutions, ainsi que l’a envisagé le Conseil de sécurité de l’ONU en mars 2015. Adama Dieng, Secrétaire général adjoint de l’ONU, conseiller spécial pour la prévention du génocide et la responsabilité de protéger, nous précisait en avril dernier, à Paris, qu’il s’agira en particulier de mettre en œuvre la résolution ad hoc adoptée en septembre 2009 par consensus de l’Assemblée générale des Nations Unies qui, au-dessus de la souveraineté des Etats « protège les populations du monde du génocide, des crimes de guerre, du nettoyage ethnique et des crimes contre l’humanité », selon la formule du Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki Moon.[2]

-Enfin, la conférence de Paris abordera la recherche de solutions politiques dans les pays de la région profondément déstabilisés par l’Etat islamique-Daech. L’Irak devra trouver un équilibre entre chiites et sunnites, alors que l’hémorragie de plus de 70% de chrétiens a commencé il y a plus de dix ans, au lendemain du renversement du dictateur Saddam Hussein. Il en est de même en Syrie, où peu de pays accepteraient de dialoguer avec le Baas et Bachir al Assad, qui s’était fait jusque- là le protecteur des chrétiens.

  Croissance du nombre des demandeurs d’asile

Avec 17,2 millions de déplacés en 2014, le Proche et le Moyen-Orient concentrent  un tiers des réfugiés dans le monde, précise le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations Unies. La Turquie accueille 1,6 million de réfugiés de la région (223 pour 10 000 habitants), et le Liban, 1,2 million (un record avec 2 587 pour 10 000 habitants).

Selon la nomenclature onusienne les demandeurs d’asile qui obtiennent le statut de réfugiés sont aussi bien les migrants pour raison de persécution que les déplacés intérieurs ou les apatrides qui, début 2015, étaient au nombre de 52,9 millions dans le monde.

Avec une guerre civile qui dure depuis quatre ans, et une occupation de plus de la moitié du territoire par les djihadistes de Daech, la Syrie fourni le plus fort contingent de réfugiés au monde, soit 11,7 millions de déplacés (sur une population globale de 23 millions). Selon le HCF, toute personne quittant ce pays est automatiquement répertoriée comme étant « réfugiée ».

Dans  la région, les irakiens sont la nationalité la plus touchée, avec 4,1 millions de réfugiés, dont 1,5 millions (plus du tiers) sont des déplacés intérieurs.

Au cours des six premiers mois de 2015, on évalue à 350 000 le nombre de personnes qui ont traversé la Méditerranée pour trouver refuge en Europe.

Plus de 3 000 personnes, femmes, enfants et hommes, de toutes origines ethnique ou religieuse,  ont péri en mer.

Qui sont les chrétiens d’Orient et les autres minorités persécutées[3]

 

Les chrétiens d’Irak

À la proclamation du califat Daech, le 29 juin 2014, les 35 000 chrétiens de Mossoul ont vu leurs maisons marquées de la lettre arabe noun (n) pour « nazaréen », indiquant ainsi leur religion, une pratique qui rappelle l’Étoile de David imposée aux Juifs par les nazis.

Dès le 19 juillet, les djihadistes ont sillonné les quartiers pour sommer ces chrétiens de choisir : se convertir, payer un impôt spécifique, ou être « passé par le glaive ». La quasi-totalité des chrétiens de Mossoul ont choisi l’exil vers le Kurdistan, non sans s’être fait lourdement racketter aux check-points de sortie, au nord de la ville, mettant ainsi fin à seize siècles de présence.

 

Un prêtre basé à Bartella (à 10-15 km à l’est de Mossoul) a témoigné : « Daech a pris leur argent, leurs voitures et tous leurs effets personnels, avant de leur demander de quitter la ville sur le champ. » Il explique que « beaucoup de familles se sont aussi réfugiées à Qaraqosh, Alqosh, Karemlesh ou Tall Kayf. »

 

Dans le même temps, en Syrie, les chrétiens de Racca ont subi un sort semblable, mais sans espoir de fuite. Ils sont devenus des dhimmi.

 

Devant le Conseil de sécurité (22 juin 2014), le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon a qualifié cette épuration religieuse de « crime contre l’humanité ».

 

Une communauté historique, apostolique et autochtone

Les chrétiens d’Irak qui étaient, en 2014, environ 860 000 (636 000 en 2005) toutes confessions confondues, soit 2 % de la population, sont d’une grande diversité. Ils se répartissent en une douzaine de cultes, résultats de l’histoire religieuse et migratoire de la région.

 

Ils ont trois caractéristiques :[4]

  • La première est qu’ils sont les héritiers d’une implantation religieuse très ancienne, antérieure à la naissance de l’islam au VIIe siècle. En tant que descendants des Assyro-Chaldéens qui habitaient la région, ils peuvent revendiquer une filiation directe avec la terre de Mésopotamie.
  • La deuxième est que ces communautés chrétiennes sont autochtones, puisque la quasi-intégralité de leurs membres est née en Irak.
  • La troisième, enfin, est que l’église la plus nombreuse, l’église chaldéenne catholique de rite oriental, est apostolique, car elle a été évangélisée dès l’Ier siècle par saint Thomas. Néanmoins, les chrétiens de l’Irak contemporain ne peuvent plus revendiquer cet héritage en raison des multiples séparations intervenues au fil de l’histoire.

 

Pas moins de douze églises chrétiennes sont nées d’une histoire marquée de séparations durant les siècles.

 

Citons quelques-unes d’entre elles (ces chiffres remontent à l’an 2000) :

  • l’Église assyrienne d’Orient, héritière de la branche nestorienne (431), descendants des Assyriens chaldéens (150 000 fidèles environ) ;
  • l’Église syriaque-orthodoxe, autonome dénommée jacobite, séparée au concile de Chalcédoine (451) pour monophysisme (40 000 fidèles) ;
  • elle engendre au XVIIe siècle une Église syriaque-catholique, unie à Rome (47 000 fidèles) ;
  • l’Église copte, composée de chrétiens venus d’Égypte ;
  • l’Église arménienne apostolique orthodoxe, séparée du concile de Chalcédoine, accueillant des survivants du génocide arménien de 1915 (4 000 fidèles) ;
  • l’Église arménienne catholique, née en 1740 (5 000 fidèles) ;
  • l’Église grecque orthodoxe de rite byzantin, issue au ve siècle de la branche orthodoxe de la chrétienté (3 000 fidèles) ;
  • elle donne naissance, en 1709, à une Église grecque-catholique ou melkite (3 000 fidèles) ;
  • l’Église chaldéenne, fondée en 1552, de rite oriental, unie à Rome, constituant aujourd’hui les deux tiers des chrétiens d’Irak (600 000 fidèles) ;
  • se créent également une petite Église catholique de rite latin (6 000 fidèles), ainsi qu’une Église anglicane, produit de la colonisation britannique (1 000 fidèles) ;
  • l’Église maronite, issue du Liban (1 000 fidèles).

Ces chrétiens d’Orient qui ne représentent plus que 5 % de la population globale, forment une mosaïque fragile.

Pour la première fois depuis quinze siècles, l’antique Ninive ne compte plus de chrétiens. La douzaine de villes et villages chrétiens de la plaine de Ninive – dont Qaraqosh ou Alqosh ont subi le même sort en août 2014.

 

Dans l’ensemble de l’Irak, le nombre de chrétiens est passé de 1,5 million en 2003 à moins de 200 000 aujourd’hui, nous a précisé Mgr. Béchara Boutros el Raï, cardinal  représentant les chrétiens d’Orient, patriarche des chrétiens maronites, au cours d’un entretien particulier de 90 minutes qu’il nous a accordé le 19 aout 2015, dans ses bureaux de Bherké, au Liban.

 

Chrétiens de Syrie

Les Églises dites nationales syriennes qui ont hérité d’une organisation en patriarcats antérieure aux découpages des pays modernes, ont toutes vu leurs effectifs s’accroître – pour certaines considérablement – entre 1956 et 2000.

 

L’Église syriaque orthodoxe (Syriani, en arabe) est considérée comme l’Église mère de toutes les Églises du Levant (Irak, Syrie, Liban, Jordanie). Elle a été fondée en 37 après J.-C. à Antioche par Paul de Tarse. Elle a été rejointe par les Ghassanides, une tribu arabe qui a formé un royaume chrétien arabe englobant le sud de la Syrie jusqu’à la Mecque. En 2000, elle comptait 166 029 fidèles (en 1956, ils étaient 55 343).

 

En 451, le concile de Chalcédoine a divisé l’Église syriaque en deux branches :

  • l’Église orientale orthodoxe (Rum),
  • l’Église syriaque syrienne orthodoxe.

 

En 2000, on compte au total 1 526 997 fidèles des Églises en Syrie, dont :

  • l’Église orthodoxe d’Antioche – Grecs orthodoxes – (544 250 fidèles) ;
  • l’Église apostolique arménienne (342 123 fidèles) ;
  • l’Église grecque-catholique melkite (180 372 fidèles) ;
  • l’Église catholique syriaque (62 148 fidèles) ;
  • l’Église arménienne catholique (61 911 fidèles) ;
  • l’Église maronite (57 873 fidèles) ;
  • les protestants (37 605 fidèles) ;
  • les nestoriens (35 280 fidèles) ;
  • l’Église latine (21 237 fidèles) ;
  • l’Église catholique chaldéenne (17 169 fidèles).

 

Les mouvements de population en 2015 ne concernent pas seulement les chrétiens de Syrie.

 

Selon Mgr el Raï, 1,5 million de Syriens, de toutes confessions, mais majoritairement sunnites,  ont trouvé refuge au Liban, au cours des premiers mois de 2015, aggravant la crise économique qui pèse sur ce pays. Les Nations unies avait délégué en aout 2015 auprès du premier ministre libanais, Steven O’Brian, sous-secrétaire général  aux affaires humanitaires, coordinateur des secours d’urgence, afin de leur venir en aide. Mais nombre d’entre eux ont préféré s’expatrier vers l’Europe à la recherche d’un statut de réfugié politique.

 

Le sort incertain des chrétiens

Nombreux ont été les chrétiens irakiens de Mossoul à s’enfuir, en juin 2014, vers la plaine de Ninive (Tall Kayf, Alqosh, Zahko ou Qaraqosh), avant de prendre le chemin de l’exil vers Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien. Les quelques milliers qui étaient demeurés à Mossoul ont fui après la proclamation du califat, plutôt que de se convertir ou payer un impôt spécial. La proposition de la France, le 28 juillet 2014, de « favoriser [leur] accueil au titre de l’asile » a entraîné un afflux au consulat de France à Erbil.

 

Mais les chrétiens d’Irak sont divisés. D’un côté, un prêtre rappelle que « l’histoire recommence tous les cent ans : en 1914, les Arméniens, les chrétiens syriaques, les Assyriens et les Chaldéens ont subi des persécutions de la part des Turcs ; en 1915, ils se sont fait massacrer ; aujourd’hui, les djihadistes ont pillé nos maisons, nous ont chassés. Ne reste plus que le massacre. Il faut partir avant ».

 

Lui répond le patriarche des chrétiens chaldéens, Louis Sako, qui estime que « la solution pour notre pays ne réside pas dans l’exil d’une partie de ses enfants, quelle que soit leur confession, mais dans une solution politique qui nous permette de rester dans ce pays, que nous aimons ».

Cette présence chrétienne persistante est aussi encouragée par l’archevêque syriaque catholique de Mossoul, Petros Mosche, en fuite à Qaraqosh, qui lance : « Si des gens nous veulent du bien, qu’ils fassent leur possible pour nous assurer la sécurité, la nourriture et toutes les aides nécessaires pour donner l’espérance à ces réfugiés ».

 

C’est dans ce contexte incertain que s’est déroulée une mission française, conduite du 28 juillet au 1er août 2014 par le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon. Le directeur français de l’Œuvre d’Orient, Pascal Gollnisch, avait exprimé l’inquiétude que des annonces d’accueil en France « donnent le signal du départ, et surtout donne l’impression que les chrétiens n’ont plus leur place en Irak ». Il suggère : « Peut-être faudrait-il mettre en place un système moins définitif que l’asile, permettant de rester deux ans en France. »

Il n’en demeure pas moins qu’à l’issue de la visite du président François Hollande, accompagné par Massoud Barzani, le président du Kurdistan autonome irakien, à l’évêché de l’Église chaldéenne d’Aïnkawa (nord de l’Irak), le consulat français à Erbil a enregistré près de 10 000 demandes d’asile, en trois mois.

 

 

D’autres minorités persécutées

Sur un territoire contrôlé par Daech, en Irak et en Syrie, bien plus vaste que la plupart des pays de la région, cette épuration ethnique et religieuse concerne non seulement les minorités chrétiennes, mais également les yézidis, et les chiites ; les alevis étant purement et simplement exécutés et leurs lieux saints rasés.

 

Les yézidis en voie de disparition

Communauté kurdophone d’Irak, composée de 100 000 à 600 000 personnes selon les estimations, les yézidis font partie des populations les plus anciennes de Mésopotamie, où leur croyance est née il y a plus de quatre mille ans.

 

Ils sont tout particulièrement persécutés par les djihadistes de Daech depuis le 3 août 2014, date de la prise de leur bastion de Sinjar, au nord-ouest de Mossoul. 35 000 d’entre eux ont alors fui vers les montagnes environnantes du massif de Sheikhan, sans eau ni nourriture, par des chaleurs pouvant atteindre 50° C. D’abord à Hamadan, puis à Kojo, les djihadistes « ont tué les femmes et les enfants, ils ont pris et vendu les jeunes filles », témoignent des survivants.

 

Cette secte musulmane croit en un ange déchu, Malak Tawous, appelé l’Ange-Paon, dont l’histoire ressemblerait, selon les djihadistes, à celle d’Iblis, le démon du Coran, ce qui justifierait aux yeux de Daech leur extermination ou leur conversion.

En réalité, leur religion syncrétique intègre des éléments de la tradition zoroastrienne. Pour eux, l’Ange-Paon, loin de personnifier le diable, est resté une émanation bienveillante de la divinité unique, Xwede. Celle-ci, lorsqu’elle a créé le monde, a été assisté par sept anges, dont le plus important est Malek Taous, représenté par un paon, symbole de la diversité, de la beauté et du pouvoir. Pour les yézidis, le mal comme le bien dépendent du choix de l’être humain, maître de sa voie.

 

Religion de tradition orale, les textes sacrés yézidis ne sont apparus qu’à la fin du XIXe siècle. De ce fait, cette religion n’a pas le statut de « peuple du Livre » accordé par l’islam aux juifs et aux chrétiens.

 

Les raisons de Daech de les éliminer du califat seraient multiples. Pour Jean-Pierre Filu, professeur des universités à Sciences Po, « le problème yézidi n’est pas un problème religieux, c’est une question de domination totalitaire. Une fois que l’EI en aura fini avec les yézidis, il s’en prendra à une autre minorité ».

Frédéric Pichon, chercheur à l’université François-Rabelais de Tours, rappelle pour sa part que Daech applique à la lettre la doctrine conquérante de l’islam primitif : « L’EI est dans une logique de régénération de l’islam, dans une volonté de purification de la religion ».

 

Plusieurs milliers de survivants yézidis ont trouvé refuge dans un camp construit par les Nations unies à Khanke, entre la rive orientale du lac de Mossoul et Duhok, initialement prévu pour accueillir des réfugiés syriens, autre front du combat humanitaire au Kurdistan.

 

L’épuration ethnique des Kurdes syriens

Par ailleurs, près de 3 000 Kurdes syriens, dont une majorité de femmes et d’enfants ont tenté le 19 septembre 2014 d’échapper aux djihadistes qui ont encerclé la ville d’Ain Al-Arab (Kobané, en kurde). Ces réfugiés n’ont pu accéder au village turc de Dikmatas, de l’autre côté de la frontière, les forces de sécurité turques leur ayant, dans un premier temps, interdit le passage.

 

À la suite d’une deuxième attaque contre Kobané et une soixantaine de villages répartis sur 900 km de frontière, 130 000 Kurdes ont pu passer en Turquie quelques semaines plus tard, a annoncé le vice-Premier ministre, Numan Kurtulmus.

 

Les Kurdes, qui forment l’un des plus grands peuples apatrides au monde, sont éclatés entre quatre territoires principaux : l’est de la Turquie, le nord-ouest de l’Iran, le nord de l’Irak et l’est de la Syrie. Une importante diaspora est présente dans les pays anciennement soviétiques, en Europe, aux États-Unis et en Australie. Il n’existe pas de Kurdistan indépendant aux frontières reconnues par la communauté internationale, mais un gouvernement régional autonome du Kurdistan en Irak.

 

En l’absence de statistiques fiables, le nombre total des Kurdes est évalué entre 20 et 40 millions. Ils seraient 15 millions en Turquie (représentant 20 % de la population du pays) ; 6 à 7 millions en Iran (8 à 10 %) ; 2 millions en Syrie (9 %) ; et 5 millions en Irak (22 %).

 

Kendal Nizan, directeur de l’Institut kurde de Paris précise que « chez les Kurdes, le ciment de l’identité n’est pas la religion, mais la langue et la culture ». La grande majorité des Kurdes est musulmane sunnite (80 %), « bien que ce sunnisme diffère quelque peu de celui des Arabes et des Turcs », précise Nizan. Le reste des musulmans se partage entre chiites et alévis.

 

Les Kurdes chrétiens (environ 150 000 au Kurdistan irakien) se divisent entre catholiques, assyriens, chaldéens et syriaques, auxquels il faut ajouter des yézidis (500 000 au Kurdistan et 150 000 en Syrie) et des Shabaks (60 000 au nord de l’Irak).

 

Les Kurdes parlent deux dialectes principaux : le kurmandji et le sorani. Historiquement, ils se considèrent comme les descendants des Mèdes (peuple voisin des Perses) de l’Antiquité. Le traité de Sèvres, signé en 1920, leur promettait un « territoire autonome » dans le sud-est de l’Anatolie – projet annulé, trois ans plus tard, par le traité de Lausanne. En 1927, la République d’Ararat est proclamée dans la province turque d’Agir, que l’armée turque dissout en 1931. De 1925 à 2003, les Kurdes d’Irak ont été en conflit permanent avec Bagdad, alors que des mouvements indépendantistes naissaient dans trois pays de la région : le Parti démocratique du Kurdistan, en 1946, en Irak ; le Parti démocratique du Kurdistan en 1945, en Iran, avec une éphémère République de Mahābād ; et le PKK en Turquie, qui tente, dans les années 1980, de faire émerger un grand Kurdistan unifié.

 

En Syrie, le Parti de l’union démocratique (PYD, proche du PKK turc) avec sa branche armée des Unités de protection populaires (YPG), fortes de 50 000 combattants, est armé par les pays occidentaux.

 

En Irak, la coalition occidentale soutient par ses frappes aériennes et arme de même les 190 000 combattants des Gardes régionaux kurdes d’Irak, les peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan, présidé par Massoud Barzani. Un second parti, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), situé à Souleimanyeh, a été fondé par Jalal Talabani.

 

Après leur offensive contre les Kurdes d’Irak avec la prise de Mossoul, les djihadistes de Daech ont attaqué les Kurdes de Syrie et les Unités de protection populaires en lançant contre Kobané des blindés, et en envoyant des lance-roquettes et des pièces d’artillerie lourdes.

 

Avec ces transferts massifs de populations minoritaires, Daech tente de redessiner les contours démographiques et religieux de la région provoquant des exodes massifs de population, dont une partie tente de prendre les chemins des pays limitrophes et de l’Europe.

 

 

Les positions des Eglises chrétiennes

**Face à cette situation, le pape François n’hésitait pas à prononcer le mot de « génocide » à propos des 400 000 chrétiens du Proche- Orient persécutés en raison de leur foi. Il appelait à l’arrêt de cette « troisième guerre mondiale par morceaux. » Il qualifiait les chrétiens d’Orient de « martyrs des temps modernes, humiliés et discriminés en raison de leur fidélité à l’Evangile ». Dans un message du 6 aout 2015 à l’église jordanienne, il estimait que ces fidèles étaient « victimes du fanatisme et de l’intolérance, souvent sous les yeux et dans le silence de tous. »

**Alors que la ville syrienne d’Alep était évacuée par les troupes de Bachar el Assad et que les djihadistes de Daech en prenait le contrôle, à l’été 2015, Mgr Jean-Clément Jeanbart, archevêque grec-melkite d’Alep, nous déclarait, au cours de deux entretiens accordés à Lisbonne (Portugal)[5], qu’il demandait aux chrétiens de sa ville de demeurer sur place, de ne pas fuir. Il avait mentionné des obus tombés dans le quartier chrétien d’Alep, durant la semaine sainte, endommageant la mosaïque de la coupole du presbytère, les icônes, manuscrits et archives ayant été sauvés. Des bombardements à Souleymanieh, sur les immeubles chrétiens, ont fait plusieurs morts, l’électricité est interrompue. Depuis le début du conflit, plus de 18 bombes ont heurté et endommagé la cathédrale et l’archevêché d’Alep. L’église Saint-Michel a été frappée par plusieurs roquettes. L’église Saint-Démétrios a été la cible de nombreux obus de mortier, et l’église de Tabaka est en ruine.

Pour Mgr Jeanbart il faut que les 100 000 chrétiens restent en Syrie car ce pays est « une terre sainte irriguée par le sang de millions de martyrs(…) Elle est imbibée du sang donné par amour de Dieu (…) Aujourd’hui plus que jamais, nous devons résister à la tentation de la fuite parce que nous avons une mission à mener. » Il ajoute : « Nous avons une mission ici, et un objectif apostolique. Il faut absolument que l’Eglise reste pour témoigner, nous sommes sur la terre des premiers chrétiens, celle des apôtres (…) Notre terre est le berceau du christianisme. Nous avons également l’honneur et la fierté d’être le pays de Saint Paul (…) La Providence ne nous laissera pas tomber.»

Mais Mgr Jeanbart  avait également affirmé, il y a quelques mois : « Malgré les violences, il faut encore donner sa chance à Assad. » Dans une analyse politique qu’il proposait alors, il estimait que « le régime bénéficie de l’appui des minorités. Les alaouites sont environ 12 à 13% et ils soutiennent intégralement le président, car les menaces proférées par les Frères musulmans ont uni la communauté dans la peur des règlements de comptes. Les chrétiens sont 10% environ, avec 90% d’entre eux derrière le régime ; les kurdes et les ismaéliens dans la même proportion. Et il ne faut pas oublier les 2,5 millions de baasistes qui ont, eux aussi, un intérêt à ce que le régime survive. Si vous ajoutez les commerçants sunnites de Damas et d’Alep, vous dépassez probablement les 50% derrière Bachar. » Pour l’archevêque d’Alep, « même si les pauvres sont les seuls à rester, nous les aiderons à grandir et à être le peuple dont nous avons besoin comme témoins. »

**Le cardinal Béchar Boutros el Raï, patriarche des chrétiens maronites, ne parle pas plus de « génocide », mais d’un « état de guerre » qui menace la présence dans la région, sous la forme’ d’une « lente hémorragie », dit-il. Il se refuse également de qualifier de « minoritaire » la présence des chrétiens dans la région. En effet, il estime que le message des Evangiles et les valeurs qu’il porte est bien plus important sont           bien plus importants et décisifs que le nombre de ses fidèles.

Paradoxalement, le patriarche Raïs espère une « laïcisation » de la présence religieuse dans la région, visant en particulier l’islam incapable de séparer la dimension politique du Coran (charria) de la croyance eschatologique. Tout en récusant l’existence d’un conflit régional entre sunnites et chiites, Mgr Raï est persuadé qu’il s’agit d’ »une guerre de religion (…) Une question  confessionnelle entre le judaïsme et l’islam », dont la clé se trouverait « dans le conflit israélo-palestinien ».

Dans son analyse sur les origines de la déstabilisation régionale, il considère que Daech-Etat islamique a été « consolidé » par la communauté internationale, afin de « mettre sous tutelle la région. » Il exprime le souhait que l’Iran puisse « réconcilier sunnites et chiites », et que « les puissances occidentales nous laissent en paix. »

Au cours de la Conférence sur les chrétiens d’Orient, organisée par la Ligue maronite, le 27 juillet 2015,  à l’Université Notre Dame (NDU) de Zink Mosbeh (banlieue nord de Beyrouth), Mgr Raï avait résumé sa position : « Les chrétiens sont une nécessité pour les pays du Moyen-Orient. Ils s’y trouvent depuis près de 2 000 ans, 600 ans avant l’Islam. Les chrétiens sont là pour rester. »

C’est également l’avis du ministre des Affaires étrangères du Liban, Gebran Bassil, qui déclarait en la même occasion : »Nous, chrétiens d’Orient, sommes l’essence de cette région. Nos valeurs, telles l’ouverture, la miséricorde et l’acceptation de l’Autre, représentent tous les croyants du monde. Il n’y a pas de diversité sans nous. » Il ajoutait, pessimiste : « Notre témoignage dans cette région pourrait nous amener à faire le sacrifice ultime, le martyre. »

Une position française volontariste et équilibrée

La France avait pris l’initiative d’une mobilisation de la communauté internationale depuis le 27 mars 2015 lorsque son ministre des Affaires étrangères avait présidé un débat du Conseil de sécurité des Nations unies consacré aux victimes de violences ethniques et religieuses au Proche Orient (27 mars 2015). Laurent Fabius déclarait alors clairement : « Nous faisons face à une entreprise barbare et systématique d’éradication ethnique et religieuse. Les musulmans sont par leur nombre les premières victimes de djihado-terroristes mais les communautés non musulmanes constituent des cibles privilégiées. Elles incarnent cette diversité que Daech veut faire disparaitre. Les Chrétiens, les Yézidis, les Turkmènes, les Kurdes, les Shabaks- tous sont menacés par ce que j’appelle le triangle de l’horreur : l’exil forcé, l’asservissement, la mort. »

Au regard de la situation en Irak et en Syrie, la France s’est déclarée « révolté par ces exactions qu’elle condamne avec la plus grande fermeté. »[6] La France propose alors une « aide aux déplacés qui fuient les menaces de l’Etat islamique et se sont réfugiés au Kurdistan », ainsi  que de «  favoriser l’accueil sur notre sol au titre de l’asile. », et « une aide humanitaire exceptionnelle pour leur porter assistance.»

La saisine de la Cour pénale internationale contre Daech-Etat islamique, en vertu de l’article 13 du statut de la CPI, qui permettrait d’obtenir pour les victimes la reconnaissance d’un crime contre l’humanité, et accélèrerait la mobilisation de la communauté internationale reste juridiquement aléatoire.

Dans ce dossier, et après avoir recueilli in situ les témoignages et les analyses de représentants de chrétiens d’Orient est-il, en droit international, possible de qualifier leur situation de «génocide» ?

En vertu de la Convention pour la prévention de la répression du crime de génocide, adoptée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies, le génocide est défini comme étant « un crime du droit des gens (…) commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. » Il n’en demeure pas moins que de nombreuses contestations et débats juridiques sont apparus depuis, limitant le nombre de situations applicables. L’une des réserves a été exprimée, début septembre 2015, par le conseiller aux affaires religieuses du ministère français des Affaires étrangères qui soulignait que « les chrétiens d’Orient sont entre dix et douze millions de personnes, avec des situations très diverses selon les pays. Je ne parlerais pas de persécution, mais plutôt de violations préoccupantes des Droits de l’homme. »  Pour Roland Dubertrand : « Pour qu’il y ait persécution, il faut en effet une politique délibérée et systématique d’un Etat ou d’un groupe constitué visant à agresser une communauté religieuse tout entière. Ce n’est pas le cas. »

Reste que les mouvements de populations considérables dans la région relèvent bien de la recherche d’un asile politique classique, du ressort du HCR. Les instances onusiennes savent parfaitement faire la part des « migrants économiques » qui fuient la misère et l’effondrement de leurs Etats d’origine. Il ne suffit pas, lorsque le dossier des migrants se complexifie, de faire appel à l’émotion puissante et simplificatrice, faut-il encore apporter des solutions  à la maitrise de ces flux modernes de réfugiés, à l’aune des Droits de l’homme universels.

G.F.

3 septembre 2015

 

Par Gérard FELLOUS[1]

 

 

 



[1] Secrétaire général de la Commission nationale consultative des Droits de l’homme entre 1986 et 2007 auprès de neuf Premiers ministres. Expert et consultant auprès des Nations unies, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe et de l’Organisation internationale de la francophonie.

[2] Voir : « La responsabilité de protéger de l’ONU, impuissante en Syrie », par Gérard Fellous. CRIF, février 2013.

[3] Voir dans « Daech-Etat islamique : Cancer d’un monde arabo-musulman en recomposition. Un conflit international long et incertain », par Gérard FELLOUS – Editions  L’Harmattan -2015.

[4] Selon l’analyse de Gérard-François Dumont, professeur à la Sorbonne.

[5] Le 1er aout 2015, alors qu’il entreprenait une tournée dans la diaspora chrétienne syrienne, en Europe et en Amérique du nord.

[6] Communiqué du 28 juillet 2014  des ministres français des Affaires étrangères et de l’Intérieur.