La menace du « choc des civilisations »
Conférence prononcée dans le cadre de la 5ème Convention nationale du CRIF, le 16 Novembre 2014, avec Bruno TERTRAIS
Pour répondre à cette question, partons d’une analyse polémique qui est apparue dans les années 90, entre d’une part, Francis Fukuyama et sa thèse de « la fin de l’Histoire », et d’autre part Samuel Huntington, qui annonce un « choc des civilisations ».
Je rappelle que pour Fukuyama, le village planétaire devrait constituer l’horizon du XXIe. siècle, dans lequel « une homogénéisation croissante de toutes les sociétés humaines autour de la démocratie, des droits de l’homme et de l’économie libérale mettrait fin aux guerres». Ce consensus engendrerait une pacification des relations internationales, avec la fin des blocs idéologiques et la mondialisation des échanges économiques. Alors on ne craindrait plus une prochaine conflagration mondiale.
Mais à l’opposé, pour Huntington, nous assistons depuis 20 ans à une multiplication de conflits locaux sanglants. Sa thèse est qu’en dépit des apparences économiques, le monde évolue vers l’éclatement plutôt que vers l’unification ; vers les clivages et les rivalités, plutôt que vers la paix. Il affirme que : « Si le XIXème siècle a été marqué par les conflits des Etats-nations, et le XXème par l’affrontement des idéologies, le XXIème siècle verra le choc des civilisations, car les frontières entre cultures, religions et races sont désormais des lignes de fracture ».
L’Histoire lui donnerait-elle raison ?
On peut constater qu’aujourd’hui en effet, si les « peuples non occidentaux connaissent un développement économique florissant, ils ne sont pas pour autant prêts à brader leurs valeurs culturelles et religieuses ». Ainsi, pour Huntington, le véritable ressort de l’histoire de ce siècle naissant n’est pas d’ordre économique, mais culturel.
Pour autant le concept de culture doit-il se réduire à celui de civilisation, et le monde pourrait-il être entrainé dans une « guerre des religions » ?
La globalisation serait abusive si l’on prend en compte que dans chaque « religion-civilisation » se distinguent deux types de sociétés : l’une close, de constitution théocratique fondée sur la contrainte du dogme et de la censure, et l’autre ouverte, protégeant toutes les libertés individuelle, économique, politique et religieuse, compatibles avec la laïcité.
Le Proche-Orient au cœur de la menace :
Plus précisément, j’évoquerai le Proche et le Moyen-Orient où plusieurs foyers de tensions menacent les équilibres des alliances et de la dissuasion dans la région.
Singulièrement, j’évoquerai ce que j’appelle, dans une étude que vient de publier le CRIF: Ce cancer qui déstabilise toute la région et pourrait la contraindre à une dislocation et à une recomposition. Ce phénomène nouveau est connu sous l’acronyme arabe DAECH, pour « Etat islamique ».
Afin de déceler s’il contient en germe les éléments d’un conflit mondial, j’évoquerai trois caractéristiques de ce phénomène géopolitique naissant, qui interroge et inquiète:
**Premièrement, pour tenter de comprendre la nature du Daech, et ses objectifs, nous devons déchiffrer un mélange de doctrine, et de théologie qui ramènent au VIIe siècle- c’est-à-dire au début de l’Hégire. Elles s’expriment à travers des stratégies et des techniques de communication les plus modernes, utilisées sur l’Internet, les réseaux sociaux, les mises en scène hollywoodiennes.
**Deuxièmement, la stratégie militaire de Daech intègre dans la guérilla urbaine classique, des opérations terroristes de kamikazes. Elle mêle aux razzias tribales traditionnelles dans la région, les mouvements d’infanterie lourde.
**Troisièmement, le calife autoproclamé Ibrahim a pour principale utopie, dans le cadre d’une « guerre de religion », de convertir l’humanité à l’islam sunnite des origines. Le premier ennemi qu’il désigne sur sa route est le chiisme, et son premier champ de conquête, l’ensemble des pays musulmans d’Orient.
Le conflit entre sunnites et chiites :
Cette guerre s’est manifestée, ces derniers jours, sur deux terrains :
***Tout d’abord entre les sunnites de Daech et les communautés chiites de la région, le 4 novembre dernier, à l’occasion de la fête de l’Achoura. Rappelons qu’il s’agit de la célébration religieuse de la mort de l’imam Hussein, petit-fils de Mahomet, assassiné au VII siècle, l’une des figures vénérées du chiisme :
Ces affrontements ont eu lieu sur plusieurs terrains, dont nous donnerons quelques manifestations :
–En Irak, deux semaines plus tôt, le quartier chiite situé au nord-est de la capitale Bagdad, avait été attaqué à la voiture piégée à deux reprises, faisant 12 tués et au moins 40 blessés.
Pour l’Achoura, des dizaines de milliers de policiers et de soldats ont été déployés autour du sanctuaire chiite de Karbala, paralysant la capitale. Cela n’a pas empêché Daech de faire sauter une bombe dans la foule lors d’une distribution de vivres aux pèlerins, à Nahrawan. Au cours des semaines précédentes plusieurs centaines de membres (hommes, femmes et enfants) de tribus chiites d’Irak ont été exécutés par Daech.
–Au Liban, dans le sud de Beyrouth, après la série d’attentats qui ont frappé ce fief du Hezbollah depuis 2013, les quartiers chiites étaient isolés par l’armée, durant les fêtes de l’Achoura, Nasrallah ayant appelé à la plus grande mobilisation.
–En Arabie Saoudite, dans la localité d’Al-Dalwa, dans l’est à majorité chiite, des hommes cagoulés de noir ont tiré à la mitrailleuse et au pistolet sur la foule. Quelques semaines auparavant, le cheik Nimr Baqr Al-Nimr, chef de file des manifestations chiites organisées en 2011 et 2012 dans cette partie du Royaume, a été condamné à mort.
La Fédération des Emirats arabes unis a de même emprisonné de nombreux islamistes.
–A Bahreïn, dirigé par la dynastie sunnite des Al-Khalifa, le mouvement chiite d’opposition Wefaq a été interdit, à moins de quatre semaines des élections parlementaires
On constatera que ce n’est nullement la question palestinienne qui est inscrite prioritairement à l’agenda du Daech : Ce sont les chiites, de même que les juifs, les chrétiens et toutes les autres religions et cultures minoritaires de la région, qui sont sommés de se convertir à l’islam sunnite ou mourir.
Au-delà de cet affrontement religieux entre sunnisme et chiisme, le rêve eschatologique du Daech, et de son djihadisme, est bien de se lancer dans une « Guerre sainte planétaire » entre l’islam sunnite et le reste de ce qu’il appelle « le monde impur ».
Tentatives d’enflammer Jérusalem :
***Parallèlement à ce choc Sunnites-Chiites, un second front est ouvert au cœur même de Jérusalem :
Une nouvelle fois, dans le monde musulman, pour escamoter une « guerre de religion fratricide », nombreux sont ceux qui tentent, ces jours derniers, de ressouder une unité arabo-musulmane factice, en remettant au premier plan le conflit nationaliste israélo-palestinien : Cette stratégie d’une autre « guerre religieuse » prend son départ à Jérusalem sur l’esplanade du Temple, dit des Mosquées, pour laquelle les extrémistes des deux bords demandent une révision du statu quo.
En réponse à ce tireur qui a grièvement blessé, le 29 octobre, le rabbin Yéhuda Glick, directeur de l’Institut du Temple de Jérusalem, des militants extrémistes israéliens, tel Yaakov Ben Arieh, appellent les « juifs à reprendre possession de leur propriété » en demandant au gouvernement Netanyahou d’entrainer le pays « dans une nouvelle guerre régionale ». Le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas réplique aussitôt en assimilant le contrôle sécuritaire de l’accès au Mont du Temple à « une déclaration de guerre». Le Centre palestinien d’information ajoute dans son bulletin « Palestine Solidarité » de ces derniers jours que : « La résistance des Palestiniens dans al-Qods et la mosquée al-Aqsa doit se traduire par notre prise de conscience de cette guerre à l’échelle de la civilisation ».
Apparait alors, une nouvelle forme d’Intifada, avec des attaques à l’aide de voitures-béliers, mais aussi avec des couteaux –ce qui rappelle la propagande de Daech sur l’internet-faisant des morts et des blessés parmi la population israélienne. Il faut également noter l’incendie d’une partie de la synagogue de Shfaram, en Israël, suivi quelques jours plus tard, de l’incendie de la mosquée du village d’Al-Mughayir, près de Ramallah.
Jérusalem-Est est devenu le théâtre de heurts quasi quotidiens. Selon des spécialistes israéliens, parmi lesquels Yoram Schweitzer, chercheur à l’Institut pour les études sur la sécurité nationale (INSS), ces attaques ne semblent pas coordonnées ou structurées. Elles seraient le fait d’individus isolés, inspirés par la propagande sur l’internet, dont les actions sont récupérées par le Mouvement de la résistance islamique, implanté à Gaza depuis 2007. Cette récupération politique est de même pratiquée par l’Autorité palestinienne et Mahmoud Abbas qui ont adressé des condoléances aux familles des chahid, c’est-à-dire des « martyrs », tués par la police lors de ces attaques. Cette escalade a abouti à entrainer les arabes israéliens à un appel à une grève générale, une première en Israël.
Afin de désamorcer la poudrière de Jérusalem, le premier ministre Benyamin Netanyahu a rencontré ces jours derniers, discrètement à Amman, pour la deuxième fois en un an, le roi Abdallah II, à l’instigation de la diplomatie américaine. Rappelons qu’en juin dernier, devant les menaces proférées par Daech contre le régime jordanien, le premier ministre israélien s’était déclaré prêt à soutenir militairement Amman. De source diplomatique, on apprend que le Premier ministre aurait confirmé qu’Israël ne demande pas la révision du statut quo de l’esplanade des Mosquées, placée sous l’autorité religieuse de la Jordanie. Il a proposé au souverain jordanien « un accord permanent capable de résister en cas de réouverture d’un front à l’est, en provenance d’Irak». Selon Netanyahu, « il y a au Proche-Orient des sables mouvants et des situations changeantes, et il faut des accords qui puissent faire face à ces changements », en contrepartie de quoi Israël « serai capable d’aller très loin pour parvenir à un accord avec les Palestiniens ».
Le Sinaï sous la menace
Daech vient d’ouvrir un troisième front, cette fois dans le Sinaï égyptien, à la porte d’Israël, avec la cooptation , depuis le 10 novembre, du groupe djihadiste égyptien « Les partisans de Jérusalem » ( Ansar Beit Al Maqdis). Opposé au régime du président Abdel Fatah Al-Sissi, ce groupe principalement composé de tribus sunnites du Nord-Sinaï, a déjà fait des centaines de morts, jusqu’au cœur du Caire. Le 14 novembre, il revendiquait un attentat suicide ayant tué trente soldats dans le Sinaï. L’armée égyptienne signalait, quelques jours plus tôt, l’attaque en Méditerranée d’un bateau, par des « terroristes ».
La menace de l’Iran :
Cette stratégie du « choc des civilisations » initiée par Daech est également adoptée par l’Iran chiite dont l’objectif est plus que jamais de prendre le leadership de la région, au détriment des Etats sunnites d’Arabie saoudite, d’Egypte ou de Turquie.
Dans un twitter du 9 novembre dernier, posté sur le hashtag =handsoffalaqsa, en référence aux récents heurts sur le mont du Temple de Jérusalem, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei écrit : « Ce régime barbare, de loups et infanticides d’Israël qui ne ménage aucun crime, n’a pas de remède, sauf l’anéantissement ». Il ajoute que : « La Cisjordanie doit être armée comme Gaza. Les amis de la Palestine devraient faire de leur mieux pour armer la population de Cisjordanie ».
En conclusion de son appel sur le web, le guide suprême iranien lance : «Les sionistes doivent savoir que la prochaine guerre ne se limitera pas aux frontières actuelles et que les moudjahidines les repousseront ». La théocratie chiite s’engage ainsi dans une surenchère avec le monde sunnite, afin de détourner l’attention du conflit qui l’oppose à lui. C’est bien dans cette région qu’a été inventé, il y a plus de cinq mille ans, le concept de « bouc émissaire », qui est aujourd’hui instrumentalisé par les mollahs.
Le danger est décuplé du fait que Téhéran s’efforce, depuis plusieurs années, de se doter de l’arme nucléaire, dans une région où la seule puissance militaire conséquente est aujourd’hui Israël.
Si les négociations sur le programme nucléaire iranien doivent théoriquement s’achever le 24 novembre prochain, quelque en soient les résultats, il ne faudrait accorder aucun crédit au président Rohani estime Reza Pahlevi, le fils de l’ancien chah d’Iran, car le régime des Mollahs « fait partie du problème et non de la solution » des crises régionales. Il ajoute : « Dans l’islam chiite, le taghiyeh- c’est-à-dire la dissimulation- donne le droit de cacher vos intentions. L’Occident tombe dans ce piège à chaque fois ».
Les religions abrahamiques tentent de désamorcer :
Si la question posée par notre débat laisse entendre que les extrémistes religieux sont à la veille de provoquer une troisième « Guerre mondiale », nécessitant en retour une coalition militaire du monde occidental et des Etats arabo-musulmans modérés, nous sommes convaincu qu’il s’agit plutôt pour l’heure, de tensions régionales , que ni les grandes puissances, ni la Communauté internationale, et pas plus Israël ne sont prêts à attiser.
Les observateurs conviennent aujourd’hui que la solution ne réside pas dans un conflit militaire généralisé.
Une partie de la contre-attaque pour désamorcer l’explosion se dessine sur le terrain théologique qui est de la responsabilité du monde musulman lui-même. Elle est également de la responsabilité des grandes religions unies dans un effort conjoint.
Pour désamorcer les prémices d’un éventuel « choc des civilisations », la réponse viendra prioritairement des religions abrahamiques qui font d’ores et déjà entendre leur voix, et nous donnent des signes apaisants :
Dans la religion musulmane: Tour d’abord de la part de « savants » de l’islam, qui se sont exprimés dès septembre 2014 :
Dans une lettre ouverte d’une vingtaine de pages, adressée au pseudo calife Ibrahim, 120 théologiens de l’ensemble du monde musulman accusent les djihadistes d’avoir « mal interpréter l’islam », et d’en avoir fait « une religion de dureté, de brutalité, de torture et d’assassinat ». Ils déclarent que « c’est un grand mal et une atteinte à l’islam, aux musulmans et au monde entier ». Ils les appellent à « cesser de nuire à autrui et revenir à la religion de la miséricorde » ». Les signataires de cet appel vont du sultan de Sokoto, au Nigéria, au grand mufti d’Al Azhar en Egypte, en passant par les autorités religieuses de Jordanie, du Maroc, de Tunisie, du Liban, du Pakistan, d’Indonésie, d’Irak, du Soudan ou d’Arabie saoudite. L’ont de même signés des théologiens musulmans de Grande Bretagne, des Pays Bas, d’Allemagne et de France- ce dernier pays représenté par Marzouk Bakkay, vice-président du Conseil régional du culte musulman d’Ile-de-France.
En écho, le monde musulman entendra-t-il l’appel du philosophe soufiste Abdenour Bidar qui lui enjoint à « se lever pour contribuer à cet effort mondial de trouver une vie spirituelle pour le XXIème siècle ». Il joute dans une Lettre ouverte au monde musulman, que : « Malgré la gravité de ta maladie, il y a en toi une multitude extraordinaire de femmes et d’hommes qui sont prêts à réformer l’islam, à réinventer son génie au-delà de ses formes historiques et à participer ainsi au renouvellement complet du rapport que l’humanité entretenait jusque-là avec ses dieux ! »
A l’image de la réforme qui a fait évoluer le judaïsme, puis le christianisme, c’est justement d’un islam dit modéré, séparant les pouvoirs civil et religieux-que l’on a appelé la Nahda, au XIXe. siècle -que les pays arabo-musulmans du Proche et du Moyen Orient ont besoin. Cet islam réformé, moderne serait à même de désamorcer les bombes que les extrémistes religieux et autres djihadistes ont placées dans la région, pour instrumentaliser et prolonger indéfiniment le conflit israélo-palestinien, dans la perspective de déclencher un conflit planétaire.
Dans la religion chrétienne: Relevons que parallèlement le grand imam d’Al-Azhar organise, du 3 au 5 décembre au Caire, une conférence islamo-chrétienne, dont l’objectif est de « contrer le discours extrémiste ».
De plus, le Comité pour le dialogue islamo-chrétien , basé au Liban, et la commission Paris-Beyrouth de l’Ordre des avocats, préparent un colloque sur « Le monde arabe en mouvement », en présence de personnalités sunnites et chiites de l’ensemble du monde musulman , ainsi que de représentants des Eglises orientales, du Vatican et du Conseil œcuménique des Eglises de Genève.
Dans la religion juive : On pourrait envisager que la Diaspora juive dans le monde, et particulièrement celle de France, puisse jouer un rôle en ce XXIe siècle, celui d’être un « passeur » entre les cultures musulmane et juive.
Gardons à l’esprit le rôle historique, fondamental, aux XIIe et XIIIe siècles, dans le sud de la France, des « Rishonim »- depuis Maïmonide jusqu’aux Tibbonides- dans le dialogue entre l’Islam modéré andalous et l’Occident, en particulier dans les transmissions des savoirs antiques, dont Aristote ou la médecine.
Ou à l’instar d’un Abdelwahab Meddeb, disparu ces jours derniers qui, dans son ouvrage « La maladie de l’islam » (2002), déplorait qu’en terre d’islam, « un juif imaginaire a remplacé le juif réel ». Il souhaitait retrouver la trace d’une histoire millénaire afin « que le passé puisse aider l’avenir ».
Un avenir de Lumières, et non pas de sang et de ténèbres.
Gérard FELLOUS
–Novembre 2014