Le monde arabe confronté aux Droits de l’homme : Un cas de relativisme culturel et religieux

 La Ligue arabe, qui avait annoncé, fin février 2013, la création d’une Cour arabe des Droits de l’homme, au cours d’une conférence  tenue à Manama, a décidé, au cours d’une conférence des ministres des Affaires étrangères réunie début septembre 2013 au Caire, que le siège de cette Cour serait installé dans la capitale du Bahreïn. Cette  décision fait l’objet de plusieurs réserves du point de vue des Droits de l’homme.

Le projet avait été lancé en novembre 2011 par le souverain du Bahreïn, Cheikh Hamad Ben Issa Al-Khalifa qui prenait pour modèle la Cour européenne des Droits de l’homme de Strasbourg, initiative accueillie favorablement en mars 2012 par une recommandation du Conseil de la ligue arabe.

En premier lieu sur le choix du pays d’accueil de cette Cour.

Les violations massives des Droits de l’homme à Bahreïn ont été vivement critiquées au cours de la 24 e. session du Conseil des Droits de l’homme à Genève, la Haut-commissaire  ayant exprimé de sérieuses réserves. La présidente en exercice du Conseil, Maryam Al-Khawaja et la délégation suisse ont également  alerté sur  la situation des droits de l’homme dans ce pays, au nom des 47 membres du Conseil.

Le Parlement européen a de même adopté une résolution très critique condamnant la situation des droits de l’homme dans cette principauté, invitant « instamment les autorités et les forces de sécurité bahreïnies à ne plus abuser de la violence, et notamment à ne plus faire un usage des gaz lacrymogènes, de la répression, des actes de torture, des détentions illégales et des poursuites à l’encontre des manifestants pacifiques ». Les députés européens ont demandé « une nouvelle fois la libération immédiate et inconditionnelle de tous les manifestants pacifiques, des militants politiques, des défenseurs des droits de l’homme… ». Pour l’ONG Action des chrétiens contre la torture – ACAT : « Au-delà de la Ligue arabe, c’est toute la communauté internationale qui couvre sciemment les violations des Droits de l’homme commises par les autorités bahreïnies ».

Rappelons que dans la vague des « printemps arabes », une révolte avait été sévèrement réprimée en février et mars 2011, au prix de plusieurs dizaines de morts, par la dynastie sunnite des Khalifa régnante depuis deux siècles. Avec l’assistance de l’armée de l’Arabie saoudite,  la majorité chiite, particulièrement le parti religieux Wefaq,  avait subi les gaz lacrymogènes, les bastonnades, les arrestations arbitraires, la torture, en réponse à la dérive violente d’une frange de l’opposition proche de l’Iran.

Par ailleurs, des mises en garde et des limitations ont été formulées par le Maroc. Au cours d’une conférence préparatoire tenue à Manama (février 2013), le représentant du Royaume chérifien, l’ambassadeur Ahmed Rachid Khattabi  semble avoir limité l’ambition de cette cour à un rôle de « valeur ajoutée qualitative dans le processus de promotion du système des droits de l’homme dans le monde arabe, et de diffusion de la culture des droits humains ». Le Maroc estime que cette cour « ne peut en aucun cas se substituer au système judiciaire national de chaque Etat membre, ni être en contradiction avec les constantes nationales, les lois fondamentales ou encore les libertés fondamentales individuelles et collectives. » Il a été demandé que soit mise sur pied une commission juridique constituée d’experts et de représentants des Etats membres de la Ligue arabe afin d’examiner les questions relatives au fonctionnement, à la composition et aux prérogatives de cette cour. On est loin d’une juridiction supranationale sur le modèle de la Cour européenne ou de la Cour latino-américaine des Droits de l’homme.

La seconde réserve sur la mise en œuvre de cette Cour porte  sur l’instrument qui lui sert de fondement, à savoir la Charte arabe des droits de l’homme.

Celle-ci a une longue histoire d’hésitations, d’atermoiement, et de faux-fuyants.

Le corpus arabe et musulman des Droits de l’homme.

Voulant affirmer la nécessité d’élaborer leurs propres documents de protection des droits de l’homme, les Etats musulmans ont tenté une conciliation entre les préceptes islamiques et les instruments onusiens des Droits de l’homme, en une cascade de projets dont de nombreux sont avortés. On citera les plus marquants :

  • 1972 : Charte des Droits de l’homme de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) -4 mars, modifiée par le 11 e. sommet islamique de Dakar (mars 2008) ;
  • 1979 : Déclaration des droits de l’homme et des obligations fondamentaux de l’homme en islam, publiée par la Ligue du Monde musulman ;
  • 1980 : Déclaration islamique universelle des Droits de l’homme, publiée par le Conseil islamique de Londres (12 avril) ;
  • 1981 : Projet de document sur les Droits de l’homme en Islam, proposé au sommet de l’Organisation de la conférence islamique-OPCI (janvier, Taïef) ;
  • 1982 : Projet de Pacte des droits de l’homme, préparé par la Ligue des Etats arabes ;
  • 1983 : Déclaration de Dacca sur les Droits de l’homme en islam, adoptée par la 4ème. Conférence des ministres des affaires étrangères de l’OCI (11 décembre) ;
  • 1986 : Projet de Pacte des droits de l’homme et du peuple dans le monde arabe (Syracuse) ;
  • 1988 : Adoption de la Grande Charte verte des droits de l’homme de l’ère jamahirienne, par la Libye (12 juin) ;
  • 1989 : Projet de Déclaration islamique des Droits de l’homme (Téhéran, décembre) ;
  • 1990 : Déclaration des Droits de l’homme en islam, proclamée par l’Organisation de la conférence islamique (OCI), réunie le 5 aout au Caire ;
  • 1990 : Convention arabe pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants, de la Ligue arabe ;
  • 1993: Déclaration sur la protection des réfugiés et des personnes déplacées dans le monde arabe (19 novembre) ;
  • 1994 : Charte arabe des Droits de l’homme, adoptée par le Conseil de la Ligue arabe ;
  • 1994 : Déclaration sur les droits et la protection de l’enfant dans le monde islamique, adoptée par le 7e. sommet de l’OCI réuni à Casablanca (Maroc) -15 décembre ;
  • 1999 : Convention pour combattre le terrorisme international- 1er. juillet ;
  • 2003 : Déclaration du Caire pour l’élimination des mutilations génitales féminines -23 juin ;
  • 2004 : Révision de la Charte arabe des droits de l’homme, par la Commission arabe permanente pour les droits de l’homme (PAHRC). Elle est adoptée par le 16e.Sommet de la Ligue des Etats arabes (Tunis, mai) ;
  • 2008 : Entrée en vigueur de la Charte arabe des Droits de l’homme le 15 mars, après ratification de dix Etats membres de la Ligue arabe : Jordanie ; Bahreïn ; Algérie ; Syrie ; Palestine ; Libye ; Qatar ; Arabie Saoudite ; Yémen et Emirats arabes unis ;
  • Janvier 2009 : signature d’un accord de coopération entre la Ligue arabe et l’Organisation de la coopération islamique (OCI) ;
  • 2009 : La Commission arabe pour les droits de l’homme est créée pour examiner l’application de la Charte.

On peut s’interroger sur la multiplication pléthorique de ces textes (20 en 37 ans) qui demeurent lettres mortes pour la quasi-totalité : Est-ce le produit d’une « compétition de façade » entre la Ligue arabe et l’Organisation islamique proche de Téhéran ? Font-ils partie d’une stratégie « d’effets d’annonces » sans mise en œuvre ? Ou d’une difficulté de cohérence entre des préceptes religieux et des textes universels onusiens qui ignorent la transcendance ?

La Charte arabe des Droits de l’homme

La cour arabe des droits de l’homme de Bahreïn qui se veut l’organe judiciaire chargé de la mise en œuvre de la Charte arabe des droits de l’homme est entrée en vigueur le 18 janvier 2008 après ratification par au moins sept Etats arabes membres de la Ligue des Etats arabes (article 49).

Dès son préambule, cette Charte composée de 53 articles affiche deux contradictions difficilement conciliables :

*Tout en réaffirmant son attachement aux « principes de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration universelle des droits de l’homme » et des Pactes civils et politiques, ainsi qu’économiques, sociaux et culturels, cette Charte déclare procéder « de la foi de la Nation arabe », c’est-à-dire de l’islam. Elle met en exergue « la dignité de l’homme que Dieu a honoré depuis la création du monde », reprenant le terme de la DUDH « dignité de l’homme », mais l’associant à Dieu. Ce relativisme religieux est appuyé par l’affirmation que « la patrie arabe est le berceau des religions et des civilisations ». La première version de 1994 de cette Charte était plus explicite, en fondant tout le système juridique arabe des Droits de l’homme sur la Charia.

*La seconde difficulté réside dans la confusion qui est fait, dès le cinquième paragraphe de son préambule, entre un principe fondamental des Droit de l’homme qu’est le rejet de « toutes les formes de racisme », avec une approche politique qu’est la lutte contre « le sionisme qui constitue une violation des droits de l’homme et une menace pour la paix et la sécurité internationales ». Le texte est plus explicite encore, dans son article 2c. qui affirme que « le sionisme, l’occupation et la domination étrangères » doivent être « éliminés ».

C’est à partir de cet engagement que les pays arabes affirment que le sionisme est une forme de racisme, ce qui procède d’une tentative de déligitimation d’un Etat, Israël, membre des Nations Unies. Rappelons que les termes de la résolution 3379 (10 novembre 1975) de l’Assemblée générale de l’ONU qui énonçait que « le sionisme est une forme ancienne de racisme et de discrimination raciale » avaient été révoqués par la résolution 46/86 (16 décembre 1986)  qui estimait qu’une telle mention relève du domaine politique et n’a pas de place dans un texte relatif aux Droits de l’homme. La Charte arabe refuse d’en tenir compte.

Après avoir cautionné ce texte, et « salué cet évènement », la Haut-commissaire aux droits de l’homme, alors en exercice, Louise Arbour, s’est rétractée en faisant des réserves sur la mention du sionisme et sur certaines dispositions de la Charte considérées comme étant en dessous des normes internationales[1]. Pour justifier ces dispositions contestables, un diplomate arabe en poste à Genève a argué que « la Charte arabe est en conformité avec la conférence mondiale des droits de l’homme de Vienne qui reconnait des spécificités régionales aux droits de l’homme ». Il ajoute : « La ligue arabe a voulu réaffirmer que la Charia, la loi de Dieu, n’est pas en contradiction avec le droit international. La question du sionisme est un problème intrinsèque à la région. Les Etats arabes ne peuvent pas faire l’impasse dessus ». Cet aveu montre bien que cette Charte, qui serait une tentative de « compromis » entre la Charia et la DUDH, est avant tout opportuniste et politique.

L’argument était d’autant plus spécieux qu’en réalité, la Conférence mondiale des droits de l’homme de Vienne (juin 1993)[2], dans sa Déclaration finale et dans son Plan d’action adoptés par 171 Etats, « réaffirme l’engagement solennel pris par tous les Etats de s’acquitter de l’obligation de promouvoir le respect universel (…) de l’ensemble des Droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous (…) Le caractère universel de ces droits et libertés est incontestable ». Le paragraphe 5 de cette déclaration vise précisément toute tentative de relativisme culturel ou religieux en précisant que « s’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les Droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales ».  Les pays musulmans n’avaient pas jugé opportun de présenter une contribution aux travaux de Vienne, contrairement aux autres groupes régionaux,  estimant que l’enceinte n’était pas propice au développement de thèses islamiques.

Incompatibilités

D’autres aspects de cette Charte arabe s’avèrent être incompatibles avec les textes universels des Droits de l’homme :

**Ainsi, sur les droits des femmes (article 3c.), après avoir énoncé que « l’homme et la femme sont égaux sur le plan de la dignité humaine », cette Charte apporte un sérieux renoncement en ajoutant que cette égalité s’inscrit « dans le cadre de la discrimination positive instituée au profit de la femme par la Charia islamique et les autres lois divines ».

**La peine de mort, proscrite par tous les textes universels des droits de l’homme est maintenue et codifiée dans la Charte arabe.  Ainsi, son article 6 précise que la peine de mort peut être prononcée « pour les crimes les plus graves conformément aux lois en vigueur ». Cela revient à dire que cette Charte doit se soumettre aux législations nationales qui prévoient la peine de mort, et pas inversement. Pire encore,  il est prévu que l’exécution capitale puisse être appliquée à un mineur de moins de 18 ans (article 7 a.). Cette peine est pourtant formellement interdite par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 6-5) et à la Convention sur les droits de l’enfant (article 37)

**Tout en affirmant que « nul ne peut être soumis à des tortures physiques ou mentales ou à un traitement cruel, inhumain, humiliant ou dégradant » (article 8 a.), l’article suivant  prévoit que « chaque Etat partie garantit dans son système juridique réparation à la victime d’un acte de torture et le droit à une réhabilitation et à une indemnisation », tel qu’il est prévu par la Charia.

**Cette Charte soulève une question de principe en ne consacrant certains droits qu’au bénéfice des seuls citoyens des Etats-parties. Il en va ainsi du droit au travail (article 34), de la sécurité sociale (article 36, ou de la liberté de réunion (article 24). Bien que le droit international autorise des distinctions justifiées et proportionnées en fonction du statut de la personne, ces limitations ne peuvent concerner les droits en question qui sont universels.

S’il est vrai que cette Charte arabe prévoit un mécanisme de contrôle assumé par un comité arabe des droits de l’homme composé de sept experts (articles 45-47), ainsi que l’obligation pour les Etats parties de présenter tous les trois ans un rapport sur la situation des Droits de l’homme dans leurs pays, ainsi que des rapports thématiques (articles 48), il n’y a aucune possibilité, pour un Etat ou un individu de présenter devant la cour des plaintes, ou dénonciations dans le cas de violation des dispositions prévues. De même, seules les ONG agrées ou constituées par les gouvernements arabes peuvent intervenir, ce que dénonce la Commission internationale des juristes (CIJ).

Au lendemain des révolutions des « printemps arabes », alors que dans des pays comme la Tunisie ou l’Egypte s’élaborent avec difficultés de nouvelles constitutions, on peut constater que tente de naitre, face à un islam radical, un islam « évolutionniste » qui procède à une lecture plus souple du Coran. Les Etats qui s’en réclament, en se dégageant difficilement de la dictature religieuse des Frères musulmans, croient possible de rester fidèles à un esprit de la charia en prenant distance d’avec sa lettre, et dont les principes pourraient s’accorder avec la modernité et se concilier avec les Droits de l’homme universels.

Ainsi que le soulignait Boutros Boutros-Ghali[3] : Les Droits de l’homme sont, tout à la fois, absolus et situés. C’est-à-dire qu’il faut, tout à la fois, les poser dans leur universalité et les rendre accessibles à tous, quelles que soient leur histoire, leur langue, leur religion, leur culture. Le monde arabe a encore bien du chemin à faire pour y parvenir.

(Février 2014)


[1] Communiqué du 30 janvier 2008

[2] Voir Les droits de l’homme Une universalité menacée, par Gérard Fellous ; La Documentation française ; 2010

[3] Ancien Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies, ancien président de la Commission nationale égyptienne des Droits de l’homme, dans sa préface à l’ouvrage de Gérard Fellous ; Les droits de l’homme, une universalité menacée, La documentation française.