La stratégie économique de Vladimir Poutine au Moyen-Orient

En avançant que le président russe Vladimir Poutine suivait au Moyen-Orient une « politique d’un classicisme éprouvé, voire surannée », certains analystes français se trompaient profondément par simplification.

En analysant que la Russie de Poutine ne s’engagerait en Syrie que dans « une dimension purement militaire » en « pactisant avec Erdogan » pour profiter du « discrédit de Trump au Moyen-Orient » l’imputant à « l’irresponsabilité américaine », certains analystes laissent libre cours à un anti-américanisme primaire. Ils réduisaient  un redéploiement de la présence américaine dans cette région à une débâcle , comme jadis au Vietnam.[1]

Au-delà de ces interprétations doctrinaires, il faut constater que les objectifs de Poutine en Syrie et au Moyen-Orient ne sont ni militaires, ni diplomatiques – qui ne sont que des instruments de sa stratégie globale économique en lien, pour une part, avec les hydrocarbures.

L’économie russe dépend du pétrole 

Le secteur des hydrocarbures est dominant dans l’économie de la Russie, avec une production représentant plus de 25 % du PIB, assurant au moins 40% des recettes du budget de l’Etat. Ses exportations, qui constituent la moitié de la production, fournissent environ les deux tiers des recettes en devises du pays. Les grandes entreprises d’hydrocarbures sont les acteurs majeurs de son industrie.

Pour l’essentiel, à 90 %, la production est extraite de deux grands bassins : La Sibérie occidentale dans la région de Tioumen, et l’ensemble Volga-Oural, dans la région de Samara et de la république autonome du Tatarstan.

Mais depuis plus de quinze ans, l’exploration et l’exploitation de nouvelles réserves se sont fortement réduites. Les investissements pour l’entretien et le renouvellement des gisements ont été insuffisants. En 2001, la production pétrolière a été de 348 millions de tonnes, mais les nouvelles réserves trouvées n’ont été que de 298 millions, une tendance à la baisse qui n’a pas été inversée.

Le pétrole venant du grand Nord :

Le 8 décembre 2017, la Russie inaugurait en Sibérie arctique, le gigantesque complexe gazier Yamal en coopération avec la Chine, et le groupe pétrolier français Total. D’une valeur de 27 milliards de dollars l’exploitation de liquéfaction gazière qui y était installée était l’une des plus importantes au monde, produisant à terme 16,5 millions de tonnes par an. Elle a été réalisée par le groupe privé russe Novatek, à la tête d’un consortium international.

Le président russe Vladimir Poutine était présent sur le port arctique de Sabetta lors du départ du méthanier brise- glace qui transportait sa première cargaison de gaz liquéfié vers l’Asie et la Chine. Il soulignait : « Nous sommes confrontés à d’énormes défis pour la mise en valeur de l’Arctique et de la route maritime du Nord-Est. »

Alors que l’Arabie saoudite, jusque-là premier producteur pétrolier mondial se tournait vers les débouchés asiatiques ; alors que les Etats unis exploitaient déjà leur Arctique, la Russie entrait ainsi en compétition économique avec ces deux puissances pétrolières, contribuant à rendre obsolètes les ressources pétrolières et gazières du Moyen-Orient, et cela avec avec le soutien de la Chine.

La « stratégie énergétique » adoptée par Moscou dès l’année 2003, prévoyait une production de gaz située entre 635 et 665 milliards de mètres cubes en 2010, et entre 600 et 730 milliards à l’horizon 2020 : Or, depuis 2005, et en dépit de fortes hausses des cours, les productions russes de gaz et de pétrole avaient tendance à stagner. Depuis la mise en exploitation en 1988 du gisement gazier de Shtokman, en mer de Barents, aucun nouveau gisement n’avait été mis en exploitation en Russie depuis plus de vingt ans.

La reconversion saoudienne :

En mars 2017, le roi Salman d’Arabie saoudite entreprenait un périple d’une durée totale d’un mois en Asie, au Japon, en Chine, en Malaisie, en Indonésie, aux Maldives, afin de renforcer le partenariat stratégique avec une région qui importait déjà 39% de la production pétrolière du royaume.

Un double objectif était recherché : Diversifier les débouchés de son pétrole, en faisant passer les ventes à l’Asie à 68%, contre 16% pour l’Amérique du Nord, permettant de conserver la place de premier exportateur mondial de pétrole ; et d’attirer des investisseurs asiatiques susceptibles de contribuer à la diversification des activités industrielles du pays.

Pour l’expert François Toazi, spécialiste de la région (Think tank CAP Mena) : « Les Saoudiens proposent à leurs interlocuteurs asiatiques de les accompagner dans la transformation économique de leur pays. C’est du gagnant-gagnant. » Ainsi, en Indonésie et en Malaisie, l’Arabie saoudite prévoyait d’investir dans deux raffineries, pour un montant de 13 milliards de dollars Elle avait fait de même au Japon, en 2004, en acquérant 15% de la Showa Shell, l’un des leaders locaux du raffinage.

Le pétrole de la mer Caspienne :

Aux termes d’un accord signé le 12 aout 2018 entre la Russie, l’Iran, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan définissant un statut de la mer Caspienne, c’est de la maitrise des vastes réserves d’hydrocarbures offshore, estimées à près de 50 milliards de barils de pétrole et près de 300 000 milliards de mètres cubes de gaz naturel, que s’assure dorénavent Vladimir Poutine.

Le Turkménistan, l’un des pays les plus fermés de la planète espère ainsi, avec l’aide du Kremlin, pouvoir exploiter ces gisements et construire au fond de la Caspienne des pipelines sous-marins qui permettraient d’exporter le gaz vers les marchés européens via l’Azerbaïdjan, marchés alimentés en quasi-totalité par…la Russie.

Entre 1940 et 1991, la mer Caspienne fut gérée conjointement pas l’URSS et par l’Iran, pour l’exploitation de gisements d’hydrocarbures situés dans des zones revendiquées par les deux parties, avant qu’à la chute du Mur de Berlin viennent s’y joindre trois nouveaux micro-Etats indépendants. Par la suite, un contentieux pétrolier était né entre Bakou (Turkménistan) et Téhéran (Iran).

Dans le nouvel accord signé sous l’égide de Moscou, Téhéran n’était pas parvenu à obtenir  sa revendication historique d’un cinquième de la superficie de la mer Caspienne.

Pour le spécialiste de l’Iran, Thierry Kellner, professeur à l’Université libre de Bruxelles : « L’Iran perçoit la Caspienne dans sa totalité comme un territoire qui a relevé historiquement de sa zone d’influence et qui a été perdu à la suite des conquêtes menées par la Russie tsariste à partir du XVIIe siècle. » Pourquoi alors Téhéran a-t-il accepté l’accord sur le partage de la Caspienne, sous l’égide de la Russie ? Thierry Kellner répond qu’ainsi, Téhéran espère contourner les sanctions américaines et occidentales concernant le développement de son armement nucléaire militaire : « Il est vital pour la République islamique de montrer qu’elle n’est pas isolée et ce aussi bien aux yeux des puissances étrangères qu’à sa propre population », quitte à tomber entre les mains du Kremlin qui fera tout pour préserver le marché européen des hydrocarbures qu’il domine. La Russie y applique la même stratégie de contrôle des transits que celle mise en œuvre au Moyen-Orient.

De plus, fait remarquer l’analyste russe spécialiste de la Caspienne, Stanislav Pritchine : « Etant donné les prix du gaz en Europe, l’utilisation d’un éventuel gazoduc transcaspien, s’il venait à être construit, ne serait pas viable financièrement. »

A cela il faut ajouter que la convention signée en 2018entre les cinq pays ne permet la présence d’aucune force militaire autre que celles des riverains, consacrant ainsi la domination navale russe, avec l’assentiment de l’Azerbaïdjan, et excluant la présence de la Chine.

 

Les besoins d’investissements dans l’ensemble du secteur énergétique russe sont évalués par la Commission européenne à 735 milliards de dollars d’ici 2030.

La stratégie spécifique russe dans le maniement de « l’arme énergétique »[2].

Au début des années 2000 lorsque le « système Poutine est mis en place, le domaine énergétique passe sous le contrôle de ce que le président russe nomme la « verticale du pouvoir ». Le Kremlin reconstitue ou consolide les grands groupes pétroliers étatiques : Gazprom, Rosneft et Transneft, prend le contrôle des ressources énergétiques et révise la législation du sous-sol. »

Les observateurs parlent de « trans-impérialisme », qui revient à exclure une politique publique tournée vers l’intérêt général et le bien-être de la population. L’objectif est d’accroitre le pouvoir national du Kremlin et de développer l’impérialisme d’une « nomenclatura » tant à l’intérieur du pays que dans les relations internationales.

Fournisseur principal de l’Union européenne

 

La Russie développe une stratégie d’influence globale en matière d’hydrocarbures au regard des autres puissances internationales. La politique énergétique russe trouve ses débouchés dans trois directions , nationale, régionale et en Europe occidentale :

L’Union européenne des Vingt-sept, est son premier partenaire, avec 19% de ses importations de gaz, et 20% de pétrole. La dépendance énergétique à l’égard de la Russie varie fortement entre les pays de l’UE, allant de 100% pour la Slovaquie ou les pays Baltes, à 24% pour la France, en passant par 37% pour l’Allemagne et l’Italie.

Cette dépendance énergétique de l’Union européenne envers les hydrocarbures russes devrait s’accroitre, estimait la Commission européenne pour qui, dans vingt ou trente ans, 70 % de ses besoins énergétiques pourraient être assurés par la Russie, contre 50% en 2018. Mais il existait une réelle inquiétude sur la capacité de la Russie à continuer à honorer ses engagements en matière d’approvisionnement en hydrocarbures de l’UE, face à une consommation intérieure en hausse et à une insuffisance d’investissements.

Le poids énergétique de l’Europe :

L’Europe importe environ 3 millions de barils/jour en provenance du Golfe persique, soit 45 % de ses achats pétroliers, alors que la Russie fournit près de 50% du gaz naturel et 20% du pétrole consommés par l’Union européenne. Or, cette répartition pourrait évoluer en cas de crise géopolitique qui surviendrait au Moyen-Orient dans les prochaines années. L’économie russe est d’autant plus fragile que près de 40% des recettes de l’Etat et 75 à 80% de ses recettes d’exportation dépendent directement du seul marché de l’énergie européen. La stabilisation, pour le moins, de cet équilibre est vitale pour la Russie de Poutine.

C’est autour de cinq grands pôles mondiaux – Moyen-Orient, Afrique du Nord, Golfe de Guinée et Asie du Nord-Est- que s’organisent dorénavant le grand jeu énergétique mondial dont la Russie est menacée d’être exclue.

Depuis le début des années 2 000 Moscou suit avec une extrême attention les évolutions des pipelines majeurs de la région moyen-orientale en tête desquels : L’oléoduc stratégique qui relie Abqaiq à Yanbu à travers l’Arabie saoudite, avec un débit de 4 millions de barils/jour, de même que les oléoducs d’Aqaba (1 million de barils/jour) et de Summed. Moscou est particulièrement attentif à celui qui relie Kirkouk à Ceyhan (Turquie) au Nord de la Syrie, de même qu’à celui qui, partant de Ceyhan rejoint Bakou, en passant par Tbilissi.

En prenant pied en Syrie, la Russie cherchait à contrôler le transit des hydrocarbures de la région. Après sa catastrophique « expérience » ukrainienne, qui a démontré sa dépendance à l’égard des pays de transit pour l’écoulement de ses exportations d’hydrocarbures vers l’Union européenne, Moscou a multiplié les grands chantiers destinés à contourner les intermédiaires.

Une économie russe en récession 

 

La deuxième caractéristique de l’économie russe était qu’à partie de 2015, ce pays avait une économie en récession, un pouvoir d’achat en baisse, trois millions de pauvres supplémentaires, résumait la revue Alternatives économiques.

Le PIB qui était en quasi-stagnation en 2013 et 2014 avait effectué une chute brutale l’année suivante. La valeur du rouble par rapport au dollar avait chuté de 40%. Si le chômage est structurellement faible, avec 6%, cependant les salaires et donc les retraites avaient chuté.

Le nombre de russes vivant au-dessous du seuil de pauvreté était passé en 2015 à 20,3 millions, soit 14,1% de la population, alors qu’une année plus tôt, il touchait 12,6% de celle-ci. Le signe le plus alarmant était que 39% des Russes avouaient ne plus pouvoir acquérir suffisamment de nourriture et de vêtements. Les disparités entre les régions russes se sont accrues, 75 d’entre elles étant en déficit en 2014. Pour Natalia Zoubarevitch[3]: « Le contrat social est en danger ».

Autre indicateur : Au pouvoir depuis seize ans, Poutine a faiblement endetté son pays, mais a puisé dans les fonds de réserve de sa Banque centrale, sans pouvoir diversifier l’économie, dans le cadre d’un sous-investissement chronique, signe d’un manque de confiance internationale en son système de gouvernance.

Les efforts pour faire progresser son industrie d’armement, particulièrement sur les marchés du Moyen Orient, n’étaient pas suffisants.

Ce troisième choc après ceux de 1998 et 2008, avait mis Poutine face à une crise interne longue, imprévisible et différente, réduisant considérablement ses marges de manœuvre internationales.

La situation économique de Russie, qui impacte fortement sa politique étrangère dans ses engagements au Moyen- Orient, est à ce point inquiétante pour les dirigeants du Kremlin que le Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, réuni le 31 décembre 2015, avait modifié les priorités stratégiques du pays, faisant passer au deuxième plan les « menaces de l’OTAN » pour donner la priorité à la situation économique. Ainsi, le secrétaire adjoint de ce conseil interne, Sergueï Vakhroukov, précisait dans un communiqué qu’à présent le « déséquilibre du système budgétaire national » était élevé au rang de menace potentielle pour le pays, au même titre que « la vulnérabilité du système financier national. »

Des prévisions plus inquiétantes encore :

Le résultat, selon les prévisions du Fonds monétaire international-FMI, était qu’en 2016 le PIB de la Russie devait à nouveau chuter de 1% à 2%, après les 3,5% de 2015.

Début 2016, l’inflation avoisinait les 15% et le rouble avait été déprécié d’au moins 40% en deux ans. Depuis le début 2016, l’indice RTS de la Bourse de Moscou (libellé en dollars) a reculé de près de 15%.

Au cours du « Forum Gaïdar », les principaux dirigeants de l’économie russe tiraient la sonnette d’alarme devant la dégradation de la situation économique « pour des raisons structurelles. »

Le danger est d’autant plus grand que Vladimir Poutine qui, selon la formule de Jean-Jacques Marie[4], est l’enfant légitime du mariage entre le passé glorieux d’un soviétisme vétuste et la décennie eltsinienne vécue comme une humiliation, brandit le patriotisme comme l’étendard d’un Etat slave triomphal et réparateur. Il veut relancer le pouvoir oligarchique, hérité de la nomenklatura bolchevique, mais aussi contaminer la vieille Europe conservatrice et populiste, tout autant que le Moyen- Orient éclaté, à la recherche de nouveaux alliés-dictateurs. La « diplomatie de nuisance » de Poutine qui aurait manqué son « rendez-vous avec l’Histoire » et son rêve de grandeur, aboutirait non pas à un nouveau rayonnement slave, mais à une revanche des « masses déclassées » contre l’Union européenne, l’Amérique du Nord et probablement la Chine.

Le paradoxe de l’engagement de Poutine au Moyen-Orient et particulièrement en Syrie est que son pays est dépendant économiquement du soutien de l’Occident, particulièrement de l’Union européenne qui a renouvelé en janvier 2016 ses sanctions, les relations du Kremlin avec les « Républiques autonomes » du Donbass s’étant fortement détériorées.

Pas plus qu’en Ukraine, Vladimir Poutine n’a plus les moyens de « rouler des muscles » au Moyen-Orient, ayant perdu son poids économique.

Alors, faute de désamorcer la situation critique dans laquelle il s’était mise en ne parvenant pas à améliorer la situation économique de ses concitoyens,

faute d’avoir convaincu qu’il était du côté du « camp de la paix » au Moyen- Orient, après avoir contribué à mettre la région à feu et à sang dans une surenchère guerrière,

c’est à partir de 2003, après la période de relations froides qui a suivi l’éclatement de l’Union soviétique, que le président Vladimir Poutine fut tenté de rétablir l’influence de son pays sur l’économie syrienne , en commençant par obtenir un accès à ses ports. Le Moyen-Orient était devenu son terrain de conquêtes économiques.

Accéder au « marché » syrien.

Ainsi la stratégie poutinienne fut d’ouvrir de nouveaux marchés en suscitant de nouveaux partenaires économiques au Moyen-Orient.

Plus généralement, dans les pays arabo-musulmans, la Russie tentait, dès 2014, de relancer ses relations économiques en signant des contrats avec l’Egypte, l’Irak et la Jordanie. En retour, l’Arabie saoudite non seulement finance des achats d’armes russes à destination de l’Egypte, mais également investi directement en Russie par l’intermédiaire de son Fonds souverain qui y place dix milliards de dollars.

Après l’effondrement du régime de Hosni Moubarak en Egypte et de Mouammar Kadhafi en Libye, où la Russie a perdu des contrats d’une valeur de 5 à 8 milliards de dollars, le dernier allié et le principal client de Poutine dans la région demeurait la Syrie de Bachar al-Assad.

Dans les échanges commerciaux entre les deux pays, après le pic de deux milliards de dollars en 2008, au lendemain des sanctions occidentales, Moscou a dû effacer 70% des 12 milliards de dollars de dette contractées par une Syrie qui n’était plus solvable.

Durant la période 2006-2010, la Russie a fourni près de la moitié des armes acquises par ce pays, notamment des missiles sol-air, dans le cadre de l’accord signé en 2007[5].

Des contrats de livraison d’armement sont signés, particulièrement en janvier 2012, pour la fourniture à Damas de 36 avions Lak-130 pour un montant de 550 millions de dollars.

Dans le domaine de la production d’énergies, la compagnie russe Stoytransgaz, propriété de l’oligarque Guennadi Timtchenko avait investi plusieurs milliards d’euros en 2007 pour la construction, clés en main, de l’une des plus grandes installations gazières du pays, en association avec la société syrienne Hesco, appartenant à un homme d’affaires syrien, George Haswani, proche de Bachar al-Assad.

Moscou investissait également pour la rénovation de la base navale de Tartous, utilisée depuis 1971 comme relai logistique et de ravitaillement pour sa flotte de la Mer Noire.

Il faut ajouter qu’entre 2005 et 2012, la Russie a modernisé l’armée de l’air syrienne et les défenses antiaériennes pour près de 5,5 milliards de dollars.

Dans cette recherche de débouchés économiques Le Kremlin est allé jusqu’à tenter de préserver ses investissements dans l’industrie syrienne en  « s’acoquinant » avec Daech/Etat islamique qui venait de s’implanter dans une partie du territoire syrien .

Ce fut le cas dans le champ gazier de Twinan qui se trouve à 75 kms. de Rakka, éphémère « capitale » de Daech. Les travaux débutés en 2007, avait été interrompus en janvier 2013 par une attaque du Front Al-Nosra, chassé en janvier 2014 par Daech. Le quotidien gouvernemental syrien Tishreen, se référant à des informations officielles, annonçait le 12 janvier 2015 « la livraison au ministère de l’énergie et pour la fin de l’année de l’usine de Twinan par Stroytransgaz. »

Le gisement et l’usine attenante construite par le partenaire russe, aurait fait l’objet d’un accord de protection entre les djihadistes de Daech et le pouvoir de Damas.

Cette coopération à trois partenaires s’était concrétisée dans la gestion courante du site gazier : Daech y était représenté par Abou Al-Hassaib Al-Jazraoui, responsable de sa police islamique (Hisba). L’Etat islamique prélevait des taxes, ainsi qu’une indemnité de 15 millions de livres syriennes (72 000 euros) par mois pour assurer la protection du site. Quant à la production électrique, elle serait allée, pour 70 mégawatts, à Daech, soit 109 000 euros par jour et 50 mégawatts au régime de Damas.

Après la disparition du pseudo Etat islamique /Daech,  Moscou entend néanmoins tirer profit d’une reconstruction d’une Syrie dévastée par la guerre contre les djihadistes :

Un accord d’un montant de 850 millions d’euros a été signé par Moscou et Damas pour « la reconstruction des infrastructures de la Syrie », révélait le Premier ministre syrien Wael al-Halqui, dans une interview à l’agence de presse russe Novosti. Cette aide serait affectée à la remise en marche de 60% des centrales électriques du pays qui ne fonctionnaient plus et à leur alimentation par 35 000 tonnes de pétrole russe par jour. Cette information fut de nature à crisper les relations avec l’Iran qui construisait un pipe-line pour alimenter directement la région en brut.

La recherche pétrolière en Syrie avait été confiée au premier producteur russe de pétrole, Lukoil. Contrairement aux prévisions de Moscou, le prix du baril d’hydrocarbure ayant considérablement chuté à partir de 2015, Poutine ne sera plus en mesure de poursuivre ses investissements pétroliers en Syrie.

Il n’en reste pas moins que toute ambition russe en Syrie restera subordonnée à son talon d’Achille qu’est sa faiblesse économique particulièrement au moment de la chute des prix du pétrole et d’une monnaie instable.

La Russie s’infiltre dans l’OPEP

 

     Dans sa stratégie de conquête de marchés au Moyen-Orient et de préservation de ses marchés d’hydrocarbures dans l’Union européenne ,   il devenait évident que les intérêts de la Russie ne concordaient plus avec ceux de l’OPEP , conduite par l’Arabie saoudite.

Le Kremlin qui n’était pas membre de l’OPEP,  constatait qu’en quatre ans, le prix du baril de brut-Brent avait presque doublé, passant de 50 $ début 2015, à 76 $, en octobre 2018. Instable, il tombait à 72 $ quelques semaines plus tard. Les cours avaient rarement dépassé les 100 $, comme ce fut le cas une première fois en 2008, puis à deux reprises entre 2011 et 2014.

Par ailleurs, les secousses mondiales provoquées par l’arrivée sur les marchés du pétrole de schiste américain vont déstabiliser Moscou, pas seulement en sa qualité de premier fournisseur de l’Europe occidentale :

Après l’échec du sommet de Doha (Qatar), c’est finalement à la réunion des 14 membres de l’OPEP du 30 novembre 2016 à Vienne, à laquelle se joignent la Russie ainsi que dix autres pays producteurs, que l’Arabie saoudite réussit à faire réduire d’environ 2% seulement la production de pétrole, dans la perspective de faire remonter les cours. Cette mesure prenait effet au 1er janvier 2017, permettant à terme de faire passer le prix de vente du baril de moins de 30 à près de 55 dollars.

S’étant alignée sur l’OPEP, la Russie et plusieurs pays de l’ancien espace soviétique, respectèrent la discipline que s’imposaient les membres du cartel pétrolier, en réduisant leur production, ce qui entrainait un sérieux rebond du prix du baril de brut qui passait de 42 dollars en juin 2017 à 62 dollars en février suivant.

Considérant que l’effort était insuffisant, le ministre de l’énergie des Emirats arabes unis, Souhaïl Mohamed Al-Mazroui, avait alorstenté d’entrainer Moscou dans une prolongation de l’accord de réduction de sa production. Le ministre saoudien de l’énergie, Khaled Al-Faleh convenait au cours d’une rencontre avec son homologue russe, Alexander Lovak , le 30 novembre 2017, à Vienne (Autriche), que « si historiquement, l’OPEP était assez influente pour contrôler le marché, aujourd’hui, nous avons le sentiment qu’elle ne peut plus le faire seule. »

Mais pour autant, il ne s’agissait pas de former un « super-cartel » qui fusionnerait les intérêts des quatorze pays membres de l’OPEP, avec ceux de la Russie et des pays pétroliers satellites d’Europe de l’Est. Pour l’OPEP, le but du rapprochement était alors de contrer l’expansion du pétrole de schiste américain qui, selon les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie- AIE, devait faire des Etats-Unis, en 2018, tout en même temps le premier producteur et le premier exportateur mondial de pétrole.

La deuxième préoccupation des pays de l’OPEP, en se tournant vers la Russie, était de favoriser la relance des investissements dans la recherche et la production du pétrole moyen-oriental qui stagnaient en dépit de l’accroissement des prix. Alors que le niveau mondial de ces investissements était de 683 milliards de dollars en 2014, selon une évaluation annuelle de l’IFP Energies nouvelles, il était tombé en 2017 à 389 milliards de dollars .

De plus les objectifs étaient divergents : Alors que l’Arabie saoudite de MBS voulait maintenir un niveau élevé des cours pétroliers pour financer sa reconversion économique, en Russie, la manœuvre consistait à faire face aux sanctions occidentales durables et à surmonter les difficultés économiques internes. La convergence stratégique pétrolière entre l’OPEP et la Russie était d’autant moins probable que Riyad n’envisageait nullement un renversement de son alliance avec Washington.

Le 4 octobre 2017, un Forum sur l’énergie s’ouvrait à Moscou, en présence de plusieurs ministres du pétrole de l’OPEP, afin de préparer une prolongation des efforts de rééquilibrage du marché.

C’est dans ce contexte que le roi d’Arabie saoudite, Salman Ben Abdelaziz Al-Saoud entamait le 5 octobre suivant, une visite au Kremlin, la première jamais effectuée en Russie par la monarchie saoudienne. Il devait préparer la réunion de l’OPEP du 30 novembre à Vienne au cours de laquelle le cartel pétrolier s’apprêtait à prolonger son accord de maitrise des productions, en impliquant, une fois encore, la Russie.

Mais le Kremlin devait constater, à son détriment, qu’après l’ouverture des vannes et l’effondrement des prix en fin 2014, le cours du Brent sur les places mondiales n’était nullement maitrisé : Alors qu’il était encore à 90 dollars (76,50 euros) en octobre 2014, il tombait en janvier 2016 à 30 dollars, poussant l’OPEP à réviser sa stratégie initiale face aux producteurs américains. Après un pic de 59 dollars à fin septembre 2017, il dépassait à nouveau les 55 dollars un mois plus tard.

Alors que les producteurs américains firent preuve d’une remarquable capacité d’adaptation aux fluctuations hiératiques des cours, les producteurs de l’OPEP, tout comme la Russie, n’ont pas su s’adapter au marché, restant arc-boutés sur leur stratégie de l’Or noir rare.

Néanmoins Vladimir Poutine en tirera un profit stratégique en présentant son pays comme une garantie pour la réussite de la manœuvre de l’OPEP, lui donnant ainsi un poids économique et géopolitique certain auprès des pays producteurs du Moyen-Orient.

En conclusion

 

En créant une instabilité au Moyen-Orient, Vladimir Poutine réussit une double stratégie économique :

*Rendre impossible des exportations d’hydrocarbures de cette région vers les pays de l’Union européenne qui ne veulent pas dépendre de l’instabilité du Moyen-Orient ;

* Tout en rendant bon nombre de pays arabo-musulmans dépendants économiquement et militairement de son industrie.

Diplomatiquement Vladimir Poutine tentait, encore et toujours, de se hisser au rang des grandes puissances mondiales dans la Communauté internationale, ce à quoi il ne pouvait parvenir compte-tenu de la fragilité de son économie nationale.


[1] Analyse du 5 juillet 2020 par Jean-Pierre Filiu dans son blog « Un si Proche Orient » sous le titre « L’heure de vérité pour Poutine au Moyen-Orient. »

[2] Voir Jean-Sylvestre Mongrenier dans son analyse : « Les relations énergétiques entre la Russie et l’Europe : Une question géopolitique. » dans Tribune 42/Juin 2014.

[3] Directrice du département des études des régions de l’Institut indépendant de politique sociale.

[4] Auteur de « La Russie sous Poutine » -Payot.

[5] Selon le Rapport du Stockholm International Peace Institut.