La « responsabilité de protéger » de l’ONU impuissante en Syrie

Par Gérard Fellous

Dix-mille, puis trente-mille, puis soixante-dix mille victimes civiles en Syrie : Jusqu’à quand ces statistiques macabres se poursuivront-elles dans l’assourdissant silence de la communauté internationale ?

Qui oserait faire une différence entre un enfant syrien écrasé sous sa maison bombardée, et un enfant tutsi, ou cambodgien, ou juif exécuté par des génocidaires ?

Qui pourrait prétendre cyniquement qu’il ne faut pas venir au secours des victimes civiles, car, après les génocidaires pourraient succéder de pires dictateurs ?

 

La conscience universelle s’est-elle définitivement inclinée, impuissante, devant les massacres de populations civiles, les blessés, les déplacés de Syrie, comme elle le fit face à bien des génocides?

Il est urgent de mettre fin aux pertes en vies humaines, aux souffrances qui en découlent, aux malheurs et aux violations massives des Droits de l’Homme qui affectent ou qui menaces ces populations civiles, de quelque origine qu’elles soient.

Si l’Organisation des Nations Unies ne réagit pas immédiatement, il lui arrivera immanquablement ce qui est advenu en 1945 à la Société des Nations, sa disparition, victime de ce que René Cassin appela le « droit régalien de meurtre ».

Pourtant l’ONU possède aujourd’hui l’instrument légal adéquat pour mettre fin aux massacres en Syrie et ailleurs.

C’est  « La Responsabilité de protéger » (R2P), qui est née d’un concept politique  adopté en 2005 aux Nations Unies lors du plus grand rassemblement de chefs d’État et de gouvernement de l’histoire. Cette nouvelle norme internationale qualifiée d’ « arme pacifique » énonce clairement que c’est à chaque État qu’incombe prioritairement le devoir de protéger sa population contre les cas de génocides, crimes de guerre, nettoyages ethniques et crimes contre l’humanité. Mais elle ajoute qu’en cas de défaillance de ces États, c’est à la communauté internationale que revient la responsabilité subsidiaire d’assurer la protection des populations contre ces crimes. Si le Conseil de sécurité le décide, la communauté internationale peut faire recours à l’intervention militaire, dans le cadre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, qu’il s’agisse de confrontations interétatiques ou de guerres civiles.

Pour l’ONU, le « devoir de protéger » les populations veut donc dire «mener en temps voulu une action collective résolue », y compris par coercition.

L’Assemblée générale a adopté le 14 septembre 2009, par consensus, sa première résolution portant sur ce concept, présentée par le Guatemala  et coparrainée par 67 autres Etats-Membres, dont l’ensemble des États de l’Union européenne.

Le Conseil de sécurité lui donne alors le nom  de « responsabilité de protéger » (résolution 1894, du 11 novembre 2009) en constatant à l’unanimité qu’aujourd’hui l’immense majorité des victimes des conflits armés sont des civils. Il condamne « avec la plus grande vigueur » les attaques menées contre ces populations, et prend l’engagement d’intervenir pour y mettre fin, comme il le fit dans huit résolutions de 1999 à 2011. Il avait déjà rappelé que « le fait de prendre délibérément pour cible des civils et d’autres personnes protégées en période de conflit armé constitue une violation flagrante du droit international humanitaire » (résolution 1674 du 28 avril 2006).

Le Secrétaire général de l’ONU réitère cette philosophie lorsqu’il déclare, le 15 janvier 2010, que « la prévention des atrocités de masse passe par l’action concertée de l’ensemble des organismes des Nations Unies. Ce n’est pas seulement ce que nous faisons pour les droits de l’homme, les affaires humanitaires, le maintien de la paix ou les affaires politiques qui doit tendre vers les objectifs de la responsabilité de protéger, mais aussi celle que nous menons pour favoriser le développement et la consolidation de la paix ». Chaque année à l’Assemblée générale, Ban Ki-moon présente depuis un rapport sur la question. Un Conseiller spécial pour la prévention du génocide et pour la responsabilité de protéger aujourd’hui, le Secrétaire général adjoint, Adama Dieng- fait partie intégrante du Conseil de gestion du Secrétaire général de l’ONU.

Un concept qui a évolué

Le concept de Responsabilité de protéger est historiquement né du « droit d’ingérence » humanitaire conçu par le juriste international Mario Bettati et par le « French Doctor » Bernard Kouchner en réponse aux massacres de masse de populations civiles au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Il se distingue néanmoins du « droit d’ingérence » par l’affirmation d’un devoir d’intervention, et non plus seulement d’un droit soumis à certaines conditions précises et limitatives.

À partir de 1999, les Opérations de maintien de la paix de l’ONU (OMP) sont devenues plus complexes. Dans la décennie suivante, plusieurs OMP furent mises en place en Afrique. Devant la multiplication de ces opérations, l’Assemblée générale a lancé en 2007  un programme de restructuration interne, en mettant en place le Département des opérations de maintien de la paix (DOMP). Apparaissent alors de nouvelles missions, face à de nouvelles menaces.

Mais certaines OMP se sont heurtées à des échecs et ont montré leurs limites dans les situations où il fallut non plus maintenir la paix, mais l’imposer par les armes, comme dans l’ex-Yougoslavie, la Somalie et le Rwanda.

« Conflit d’intérêts » entre R2P et  souveraineté des États

Si certaines Opérations de maintien de la paix ont trouvé leurs limites, la Responsabilité de protéger, déjà appliquée à de multiples reprises, par exemple au Kenya, en Guinée, en Libye ou en Côte d’Ivoire, évolue encore dans son effectivité.

La principale contestation de sa mise en œuvre vient  de ce qu’elle serait contraire au respect de la souveraineté, de l’intégrité territoriale, de l’indépendance des États et de la non-ingérence dans leurs affaires intérieures. Ainsi, en octobre 2010 le représentant de la République islamique d’Iran à l’Assemblée générale qualifiait ce nouveau concept de « notion vague et controversée ». En  juillet 2009, devant la même Assemblée, il stigmatisait déjà « l’utilisation de la force sous n’importe quel prétexte, comme celui de l’ingérence humanitaire ». Il fut alors rejoint par le représentant de la Russie qui affirmait que la proposition du Secrétaire général de l’ONU d’élargir et de renforcer le principe de Responsabilité de protéger, est « prématuré », puisque « les conditions pour mettre ces principes en pratique ne sont pas au rendez-vous, pour le moment ». Pour sa part, le Soudan,  en proie à un conflit au Darfour et dont le président sera poursuivi par le Tribunal pénal international, affirme qu’accorder au Conseil de sécurité le droit de décider à quel moment protéger la population de tel ou tel pays, c’est comme « autoriser des loups à adopter des agneaux ». La République populaire de Chine estime quant à elle que toute crise doit être traitée dans le cadre de l’ONU dans le respect de la souveraineté nationale et des intérêts régionaux.

Et pourtant, depuis 1999, date de sa première résolution sur la protection des civils dans les conflits armés, le Conseil de sécurité a fait référence, plus ou moins directement, à cette obligation dans les mandats de 31 missions des forces de paix de l’ONU. Celles-ci ont été autorisées  dans plusieurs cas à recourir à la force pour protéger  des populations civiles, et l’ont effectivement exercé, notamment en République Démocratique du Congo (Ituri et Nord Kivu), en Haïti  (opérations de police contre des gangs à Port-au-Prince), ou plus récemment en Côte d’Ivoire, avant la chute du Président Laurent Gbagbo qui refusait d’accepter sa défaite aux élections et dont les forces prenaient les populations civiles pour cibles.

De même, la résolution 66/253 adoptée le 3 aout 2012 par l’Assemblée générale des Nations Unies contre la République arabe syrienne indique que la Responsabilité de protéger couvre à présent  « la poursuite des violations flagrantes, généralisées et systématiques des droits de l’homme et des libertés fondamentales (…) comme l’emploi de la force contre des civils, les massacres, les exécutions arbitraires, le meurtre et la persécution des manifestants, de défenseurs des droits de l’homme et des journalistes, les détentions arbitraires, les disparitions forcées, l’entrave à l’accès aux soins médicaux, la torture, les violences sexuelles et les mauvais traitements, y compris contre les enfants » commis par les autorités syriennes et les milices progouvernementales, tout autant que par « les groupes d’opposition armés ». Son champ d’application porte également sur l’usage et le transfert de toutes armes chimiques ou biologiques, sur l’obligation de permettre « sans entrave » les missions humanitaires,  et de mettre fin au « nombre croissant de réfugiés et de déplacés résultant de la persistance de la violence ».  Cette résolution demande enfin la mise en place d’une transition politique.  Il est incontestable que l’absence d’unité de la communauté internationale, et son inertie relative ont pu contrecarrer les efforts des missions  de médiation mandatées à Damas par l’ONU et par la Ligue arabe.

L’Iran met tout en œuvre pour financer et armer le régime de Bachar el-Assad, en même temps que le Hezebollah libanais.

La Russie et la Chine utilisent leur veto au Conseil de sécurité pour entraver toute résolution condamnant la Syrie.

Le temps est donc venu de sortir la Responsabilité de protéger de la tutelle du Conseil de sécurité, en attendant  une réforme profonde du système des Nations Unies.

En introduisant dans les normes juridiques le concept de Responsabilité de protéger, la communauté internationale a fait la moitié du chemin. Se trouvant au milieu du guet, les Nations Unies doivent se donner les moyens d’assurer sans tarder son application effective, faute de quoi l’espoir de toutes les populations civiles victimes de conflits armés, d’être efficacement protégées, tomberait à l’eau, et la justice internationale serait un vain mot.

Gérard Fellous