La diffamation religieuse n’est un délit ni en France, ni à l’ONU

C’est au nom de la diffamation religieuse, ou «blasphème » que fut perpétré le massacre de la rédaction de l’hebdomadaire satirique français « Charlie Hebdo », qui soulève une immense vague de réprobation et de condamnation, en France et dans le monde.

Au-delà de l’usage de la terreur totalement condamnable, il faut rappeler que le blasphème d’une religion n’est pas un délit ni en droit français, ni dans les textes internationaux ?

En droit français la liberté d’expression et d’opinion, principe fondamental des droits de l’homme, admet deux limitations lorsqu’il s’agit de religion :

*La diffamation à l’égard d’une personne, sanctionnée d’une peine d’emprisonnement d’un an et/ou d’une amende de 45 000 euros, et/ou l’injure condamnée par une peine de six mois d’emprisonnement et/ou de 22 500 euros d’amende ;

*La provocation à la discrimination, à la haine et à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur appartenance à une religion déterminée, sanctionnée par une peine d’un an de prison et/ou d’une amende de 45 000 euros.

 Mais la diffamation religieuse à l’égard d’une personne a du mal à être étendue à une « communauté religieuse » qui s’estimerait collectivement concernée.

S’il est vrai que le décret-loi Marchandeau avait introduit dans la loi sur la presse ( 29 juillet 1881) la notion de « groupe de personnes », à côté de celle de personne physique ou morale, et que la formulation a été reprise par la loi de lutte contre le racisme de 1972 , la mise en œuvre en est délicate et semble poser problème. En effet, le concept de « groupe de personnes » ne semble pas pouvoir s’identifier à une personne morale telle qu’une congrégation ou une communauté religieuse. Ces limitations protègent les individus et pas Dieu, les croyances transcendantales ou les idées philosophiques. En France, la justice n’a pas à statuer sur le fait qu’une religion est outragée, ou pas.

La loi de 1881 sur la presse, toujours en vigueur, a rendu légitimes des campagnes de presse violentes qui achèvent de briser le lien ancien entre l’Etat et les religions, formalisé par la loi de séparation de 1905.

Ainsi, la loi sur la diffamation raciale du 1er juillet 1972, dite loi Pleven, complétant la loi sur la presse de 1881, institue-t-elle un délit d’injure envers une personne à raison de son appartenance religieuse. La stratégie des partisans du rétablissement du délit de blasphème a consisté à faire étendre par les tribunaux l’injure envers une personne à un blasphème envers une religion.

En droit français, la liberté religieuse n’a pas de prééminence normative sur les autres libertés publiques. Certains diront qu’il la « sécularise » en la décomposant dans le cadre de différentes libertés : libertés d’opinion, d’expression, d’enseignement, d’association, de publication, par exemple. Les éventuels conflits entre ces libertés sont régis par le grand principe de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen selon lequel (art. 4) : « L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits ». Ainsi la liberté religieuse étant mise sur le même plan que les autres libertés, ses expressions peuvent donner matière à des « conflits de droits » exigeant des arbitrages, des recours, des appréciations et des jugements spécifiques.

Un effet, que l’on pourrait qualifier de pervers, s’est manifesté avec l’apparition récente de nouvelles revendications présentées avec insistance et de manière désordonnée ou provocatrice  au nom de la liberté d’expression religieuse, en particulier par les franges extrémistes des religions. La liste de ces demandes particulières, n’a cessé de s’allonger, posant des questions sur l’avenir même de la laïcité ou tout au moins sur les modalités de sa mise en œuvre.

Par ailleurs une exception perdure, celle découlant du statut concordataire de l’Alsace-Moselle : L’article 166 du code pénal local     prévoit un délit de blasphème sanctionné par une peine allant jusqu’à trois ans de prison. Des juristes de l’Institut du Droit Local, ont tenté d’assimiler « l’outrage à un culte » à un « blasphème public contre Dieu », jugeant que « Dieu représente le sentiment religieux ». Si cette interprétation juridico-théologique était admise devant des tribunaux d’Alsace-Moselle, on assisterait à un retour à l’Ancien Régime. Certains se demandent si cette exception française permettrait d’interdire les œuvres de Jacques Prévert, et en particulier son « Notre Père qui êtes aux cieux-Restez-y », qui pourrait être considéré comme un sacrilège juridiquement punissable.

En droit international

Dans les instances internationales on a assisté à une tentative de faire progresser le concept de « diffamation des religions » ou blasphème, au détriment de la liberté d’expression et d’opinion. La tentative de reconstitution d’une Oumma, mise à mal par les soulèvements des peuples, passe par un phénomène de victimisation qui est très vite apparu, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 aux Etats Unis. L’islamophobie dont souffrirait le monde arabo-musulman trouverait ainsi une « unité négative », et une déculpabilisation.

Les premières escarmouches remontent à décembre 2005, lorsque le Pakistan déposait une résolution contre la diffamation des religions devant l’Assemblée générale de l’ONU. Cette résolution non contraignante, qui ne mentionnait que l’Islam, a été acceptée en mars 2007. Le Conseil des droits de l’homme, dans une résolution intitulée « La lutte contre la diffamation des religions » du 27 mars 2008 « engage les Etats à offrir, dans le cadre de leurs systèmes juridiques et constitutionnels respectifs, une protection adéquate contre les actes de haine, de discrimination, d’intimidation et de coercition résultant de la diffamation de toute religion ».

L’Organisation de la coopération islamique (OCI), conduite par l’Iran, a tenté d’imposer sa définition du blasphème contenue dans une « Déclaration des droits de l’homme en islam » (Le Caire, 5 aout 1990) selon laquelle : « Il est prohibé d’utiliser (l’information) ou de l’exploiter pour porter atteinte au sacré et à la dignité des prophètes ou à des fins pouvant nuire aux valeurs morales et susceptibles d’exposer la société à la désunion, à la désintégration ou à l’affaiblissement de la Foi ».

La Conférence mondiale sur le racisme de Durban (2001), puis la conférence de suivi de Genève (avril 2009) avaient déjà  réussi, in extremis, à faire retirer, dans  le document final, toute allusion à la diffamation des religions. Mais cette question risque d’occuper la diplomatie internationale encore longtemps. Olivier Roy, directeur d’études à l’EHESS souligne que « dans les pays musulmans, c’est une question qui est beaucoup plus politique que religieuse. L’attaque contre l’islam est liée dans leur esprit au néo-colonialisme, à l’impérialisme ». Ainsi l’Etat islamique-Daech, Al-Qaïda et les groupes fondamentalistes parlent-ils, en termes politiques et pas théologiques de « l’envahisseur américain qui attaque les musulmans ».  Ce spécialiste de l’islam décèle une « ambiguïté profonde sur ce concept de diffamation des religions, qu’on retrouve dans le terme islamophobie ».

Après plus de dix ans de pressions sur les instances onusiennes afin d’obtenir la reconnaissance d’un délit de diffamation des religions, l’OCI a  subi un sérieux revers. L’Assemblée générale de l’ONU, à la suite d’une résolution du Conseil des droits de l’homme de mars 2011, a en effet adopté par consensus (19 décembre 2011) une résolution qui exclue la protection d’une religion, collectivement, pour lui substituer la protection des personnes, conformément aux principes des Droits de l’homme défendus par les pays occidentaux.

L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) reprend ainsi toute sa force en proclamant : « Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».

Il n’en demeure pas moins que des « forces mauvaises » se lèvent aujourd’hui, cette fois venant d’un Proche et d’un Moyen Orient déstabilisés par ce « cancer » qu’est l’Etat islamique-Daech, qui veut déborder jusque dans nos contrées.