Droits humains: universalité et indivisibilité

  • 2-3 octobre 2012- Rabat (Maroc) Conseil national des droits de l’homme.

 

Le Conseil national des droits de l’homme du Maroc, présidé par M. Driss El Yazami    a organisé les 2 et 3 octobre 2012 à Rabat un colloque international autour de l’ouvrage de Gérard Fellous : « Les droits de l’homme une universalité menacée », donnant la parole à des experts internationaux et marocains,  en présence de M. Adama Dieng, Secrétaire général adjoint des Nations Unies en charge de la prévention du génocide.

L’auteur est intervenu en ouverture et en conclusion des travaux au cours de deux exposés présentés ci-dessous, en versions résumées et en versions intégrales.

I : L’UNIVERSALITE DES DROITS DE L’HOMME CONFRONTEE AU RELATIVISME CULTUREL

 Photo à intégrer

Par Gérard FELLOUS

 

Résumé

 

La Constitution marocaine a inscrit, dès son article 2, la reconnaissance des droits de l’homme universels. Le Maroc a signé et ratifié, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Depuis, et à l’exclusion de rares cas de réserves émises – dont nous pouvons espérer qu‘elles soient levées progressivement-, le Maroc a également signé et ratifié la majorité des 60 instruments internationaux onusiens. Ces engagements ont récemment été traduits par l’élévation du statut de votre nouveau Conseil national des droits de l’homme, inscrit dans la Constitution.

Néanmoins, dans bien des régions du monde, et aujourd’hui dans les pays arabo-musulmans, la question se pose: Quel avenir pour les droits de l’Homme?  En d’autres termes, l’universalité des droits de l’homme est-elle menacée ?

Ma thèse- que j’ai explicité dans un récent ouvrage intitulé « Les droits de l’homme : Une universalité menacée »- est que l’universalité est contestée, en ce début du XXIe siècle.

«  Le principe même d’universalité des droits de l’homme est clairement remis en cause dans certains milieux (…) Aujourd’hui les Etats ne semblent pas faire preuve de la même volonté que celle qui les animait au lendemain de la Seconde guerre mondiale pour affirmer fortement l’universalité de nos droits et de nos libertés », constatait récemment l’ancienne Haut-commissaire pour les droits de l’homme des Nations unies, Madame Louise Arbour.

Ce colloque international est d’autant plus important qu’il vient à un moment où les religions s’efforcent , dans certains pays, de régir la sphère politique, et ainsi de sortir de la sphère privée, celle des consciences et des convictions intimes, pour investir la sphère politique, comme on le voie par exemple, aujourd’hui, dans la France laïque.

Il ne m’appartient pas de suggérer ici la position d’une religion monothéiste par rapport aux droits de l’homme : Il en est de la responsabilité de chaque autorité religieuse. Mais je voudrais citer la récente prise de position de l’Eglise catholique : Le Vatican s’est réapproprié les droits de l’homme, en soulignant que les principes qui sous-tendent ceux-ci sont bel et bien inscrits dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique.

L’autre religion abrahamique, le judaïsme qui, à l’instar de l’islam, ne possède pas de hiérarchie religieuse universelle, s’est, au fil des siècles, adaptée afin de faire disparaitre les scories idéologiques liées à l’histoire, pour parvenir à ce que la civilisation chrétienne a appelé un « aggiornamento ». Il en fut de même en certaines périodes de l’histoire de l’islam, sous le califat par exemple. Mais il ne m’appartient pas d’en traiter. Il y a ici suffisamment de spécialistes pour l’évoquer dans la suite de nos travaux.

Pour l’heure, je me suis borné à soulever des questionnements, et à indiquer quelques pistes de réflexion. A vous d’y réponde durant ce colloque international.

Introduction :

La Constitution marocaine a inscrit, dès son article 2, la reconnaissance des droits de l’homme universels. Le Maroc a signé et ratifié, en 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Depuis, et à l’exclusion de rares cas de réserves émises – dont nous pouvons espérer qu‘elles soient levées progressivement-, le Maroc a également signé et ratifié la majorité des 60 instruments internationaux onusiens. Ces engagements ont récemment été traduits par l’élévation du statut de votre nouveau Conseil national des droits de l’homme, inscrit dans la Constitution.

Néanmoins, dans bien des régions du monde, et aujourd’hui dans les pays arabo-musulmans, la question se pose: Quel avenir pour les droits de l’Homme?  En d’autres termes, l’universalité des droits de l’homme est-elle menacée ?

Ma thèse- que j’ai explicité dans un récent ouvrage intitulé « Les droits de l’homme : Une universalité menacée »- est que l’universalité est contestée, en ce début du XXIe siècle.

 «  Le principe même d’universalité des droits de l’homme est clairement remis en cause dans certains milieux (…) Aujourd’hui les Etats ne semblent pas faire preuve de la même volonté que celle qui les animait au lendemain de la Seconde guerre mondiale pour affirmer fortement l’universalité de nos droits et de nos libertés », constatait récemment l’ancienne Haut-commissaire pour les droits de l’homme des Nations unies, Madame Louise Arbour.

Pour autant, partout dans le monde, sous toutes les latitudes, il ne se trouve une seule personne qui se déclare prête à renoncer volontairement aux garanties et protections contenues dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, 65 ans après sa proclamation, faisait remarquer Kofi Annan, l’ancien Secrétaire général de l’ONU.

La Déclaration universelle des droits de l’homme doit à René Cassin, l’un de ses rédacteurs, deux apports fondamentaux: D’une part le remplacement, dans son titre initial, de l’appellation « Déclaration  internationale » d’inspiration anglo-saxonne, par « universelle » ; et d’autre part la rédaction de son article premier qui proclame : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

Il s’agissait pour René Cassin de promouvoir universellement l’individu, la personne en tant que destinataire et créateur de normes internationales, et donc de reconnaitre sa qualité de sujet, et pas seulement d’objet de droit. Se situant au-delà des particularismes culturels et des religions, hors de toute transcendance, René Cassin déclarait début février 1947, devant la Commission des droits de l’homme de l’ONU qu’il venait de créer, que la DUDH rassemblait quelques concepts fondamentaux de caractère universel,  dans ce qu’il a appelé :

«  Le premier manifeste(…) le premier mouvement d’ordre éthique que l’humanité organisée ait jamais adopté ».

Les menaces qui pèsent sur l’universalité

Certaines menaces  contre les droits de l’homme et leur universalité sont apparues très tôt après la proclamation de la DUDH, d’autres, plus récemment, parmi lesquelles on peut citer :

  • Ce que l’on a appelé le « Schisme de la Guerre froide » , de nature juridique plus qu’idéologique, qui vit certains pays, comme l’URSS ou la Chine de Mao donner la prééminence aux droits économiques, sociaux et culturels, face aux droits civils et politique mis à l’écart et bafoués. Aujourd’hui la communauté international est quasiment parvenue à un consensus pour faire avancer concomitamment les deux familles de droits, à égalité d’importance ;
  • Le refus de certains Etats, généralement dictatoriaux ou autoritaires de se conformer aux normes universelles des droits de l’homme, qualifiées par eux d’ « ingérence internationale dans les affaires intérieures », alors que la DUDH a établi un droit de regard de la Communauté internationale sur les violations des droits de l’homme ;
  • On sait, depuis plus de 60 ans, que la pauvreté est à la fois la cause et la conséquence des violations des droits de l’homme. En ce début du XXIe siècle, la crise financière, y compris dans certains pays émergeants, a aggravé la fragilité des plus pauvres, et par là même leurs droits fondamentaux. Cette situation fait dire à Mireille Delmas-Marty qu’ « à l’heure de la mondialisation économique, l’universalité des droits de l’homme est plus que jamais à l’ordre du jour. Elle montre la voie, si l’on veut éviter une mondialisation hégémonique, pour inventer un droit commun réellement pluraliste » ;
  • Bien qu’aujourd’hui les principes de la DUDH soient intégrés dans les constitutions et les lois de plus d’une centaine de pays, que des mécanismes  internationaux et régionaux aient été mis en place, la majorité de la population de la planète ignore toujours qu’elle a des droits exigibles. Le préambule de la Déclaration de 1948 soulignait déjà que « la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révolte la conscience de l’humanité » ;
  • Les progrès techniques et scientifiques sont également venus remettre en cause cette universalité. En effet, dès la dernière partie du XXe siècle, ils ont mis à l’épreuve la dignité humaine et les libertés fondamentales de manière inégale dans le monde, qu’il s’agisse du vivant ( greffes d’organes, reproduction assisté, patrimoine génétique, fin de vie…), des dégradations de l’environnement, ou de la cybernétique et des communications virtuelles ;
  • Autre menace récurrente pesant sur l’universalité des droits de l’homme et des instruments internationaux mis en place, la non-effectivité de ceux-ci. On doit citer ici les effets pervers des nombreuses « réserves » apportées par nombre d’Etat lors de la signature et la ratification des instruments internationaux, qui en réalité, affaiblissent ceux-ci et en limitent la portée universelle.
  • Restent deux menaces qui perdurent et  que je traiterai au cours de ce colloque, celle du relativisme culturel, et celle qui porte sur l’indivisibilité des droits de l’homme.

Le relativisme culturel

Rappelons tout d’abord, la définition de « la culture » proposée en préambule de la Déclaration universelle de l’UNESCO qui englobe, « outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façon de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances ». J’emprunterai à la Déclaration de Fribourg la définition de l’expression « identité culturelle » qui est comprise comme « l’ensemble des références culturelles par lequel une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité ».

Le relativisme culturel, concept né de l’anthropologie, a fait l’objet de longs débats depuis 1947, à partir de l’idée que toutes les cultures ont la même valeur. S’il est vrai que la culture de  chaque être humain est une composante identitaire importante, enfermer symboliquement l’individu dans sa communauté est réducteur et porteur de stéréotypes racistes et liberticides. Le droit à la différence et la tolérance ne peuvent être prétextes à brimer la dignité et la liberté humaines. Les violations des droits de femmes peuvent illustrer le propos.

Il est aujourd’hui admis que les particularismes culturels ne sont recevables qu’à condition qu’ils ne portent pas atteinte à « l’égale dignité » et aux droits égaux de tous les êtres humains. L’universalisme suppose chez toute personne une essence humaine qui transcende tous les particularismes, y compris culturel ou religieux. Au postulat de l’égalité des cultures répond l’égalité et la liberté des individus. En réalité le danger est que le « droit à la différence » glisse juridiquement vers une   « différence des droits ».

Autre dérive induite de la défense du relativisme culturel, l’apparition d’une thèse admettant que la dignité humaine n’est pas vécue de la même manière selon que l’on est Chinois, Indien maya, berbère, ou Suisse.

Depuis plus d’un demi- siècle, certains gouvernements ou instances religieuses et politiques dénient l’universalité de la Déclaration, selon les thèses dites de Singapour, au prétexte qu’elle serait l’expression de la seule culture occidentale, fondée sur la primauté de l’individu, alors que d’autres sociétés, notamment asiatiques ou africaines, accordent une valeur première à l’harmonie du groupe, et que c’est à travers la protection des droits collectifs de la communauté que se réaliseraient plus surement les droits individuels de la personne. D’autres vont plus loin en assimilant la diffusion universelle des droits de l’homme à une simple variante de « l’impérialisme blanc ». Ce à quoi répliquait Kofi Annan, lorsqu’il était secrétaire général des Nations unies :  « Il n’est pas nécessaire d’expliquer ce que signifient les droits de l’homme à une mère asiatique ou à un père africain dont le fils ou la fille a été torturé ou assassiné. Ils le savent malheureusement beaucoup mieux que nous ».

A la Conférence mondiale qui s’est tenue à Vienne en 1993, 171 Etats se sont solennellement engagés à respecter les droits de l’homme universellement définis, comme le commande à tous les Etats membres l’article 55 de la Charte des Nations unies.

Les sociétés traditionnelles, le droit coutumier peuvent-ils et doivent-ils se plier à l’universalité de la DUDH ?  Certains se demandaient comment la concilier avec une « cosmovision » de la vie, de la personne, des peuples indigènes.

En réponse à ces questionnements la philosophe suisse Jeanne Hersch invoquait   « l’exigence fondamentale que l’on perçoit partout » , à savoir quelque chose qui est dû à l’être humain du seul fait qu’il est un être humain : un respect, un égard, un comportement qui sauvegarde ses chances de faire de lui-même celui qu’il est capable de devenir ; la reconnaissance d’une dignité qu’il revendique parce qu’il vise consciemment un futur et que sa vie trouve là un sens dont il est prêt à payer le prix. Pour Jeanne Hersch « cette universalité-là parait d’autant plus importante que l’extrême diversité des modes d’expression en garantit l’authenticité ». Ou, selon la formule de René Cassin : « Il y a quelque chose dans chaque homme qui est universel ».

Il n’y aurait donc pas, en principe, d’exception culturelle pour la garantie des droits de l’homme, sauf que, en pratique, on peut lire , par exemple dans la Convention contre la torture des Nations unies de 1984, en son article 1, que le terme de torture ne « s’étend pas à la douleur ou aux souffrances résultant uniquement de sanctions légitimes ». Faudrait-il alors admettre que des peines de mutilation existant dans certaines traditions culturelles, pourraient être admissibles ? Des juristes en débattent encore, même si la conscience universelle s’en trouve révulsée.

Concernant plus spécifiquement le « relativisme religieux », la menace est tout autant  dangereuse pour l’universalité des droits de l’homme.

Certains gouvernements, dans le monde musulman, invoquent les textes sacrés de l’Islam pour refuser cette universalité. Les droits fondamentaux sont alors redéfinis et réinterprétés à la lumière de la Charia. Le phénomène est récent. En effet, le 10 décembre 1948 sur les 56 Etats ayant voté la DUDH, 8 se sont abstenus, parmi lesquels un seul Etat musulman, l’Arabie saoudite, alors qu’avaient voté pour, l’Afghanistan, l’Egypte, l’Iran, l’Irak, le Pakistan et la Syrie. Mais à partir de 1966, pour les deux pactes internationaux et les différents traités -particulièrement en ce qui concerne les conventions portant sur les droits des femmes, ou sur ceux des enfants-, des pays islamiques ont introduit des «  réserves » au nom de la Charia.

Le monde musulman a d’ailleurs édicté au moins deux déclarations, concurrentes de la DUDH : On peut citer celle qui a été rédigée par le Conseil Islamique pour l’Europe et adoptée en septembre 1981 sous le titre « Déclaration islamique universelle des droits de l’homme », et la seconde,  adoptée en aout 1990 au Caire par l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI), sous le titre « Déclaration sur les droits de l’homme en Islam ». Cette dernière proclame (dernier article 25) que «  la Charia est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration ». Soulignons que son article 22 stipule que «  tout homme a le droit d’exprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la Charia(…) Il est prohibé d’utiliser ou d’exploiter (l’information) pour porter atteinte au sacré et à la dignité des prophètes… ». Ces deux textes ne sont pas appliqués et ne jouissent d’aucune reconnaissance internationale.

Deux Prix Nobel ont dénoncé le piège du «  relativisme culturel et religieux ».  Pour l’iranienne Shirin Ebadi, « la plupart des Etats musulmans non démocratiques érigent l’Islam en idéologie pour justifier «  la barbarie » de leur régime ». Le nigérian Wole Soyinka ajoutait pour sa part : «  Le relativisme culturel prétend nous inculquer le rejet des différences, mais en fait il exige de nous d’accepter la barbarie des crimes d’honneur, la dictature, les discriminations fondées sur le sexe et la race. C’est un piège ».  Le français Stéphane Hessel propose une réponse en estimant « qu’au fond dans toutes cultures du monde, dans toutes les grandes religions et dans toutes les grandes philosophies, il y a la même conception fondamentale de la dignité de la personne humaine, et c’est la raison pour laquelle un relativisme culturel est inadmissible ».

 

La condition d’une coexistence universelle

Il n’en demeure pas moins que tout être humain a droit à sa culture, y compris le droit de jouir d’une identité culturelle et de la développer. Les droits culturels, toutefois, ne sont pas sans limites. Le droit à la culture prend fin là où il empiète sur un autre droit de l’homme, dans le cadre de ce que l’on appelle un « conflit de droits ». Cela signifie que les droits culturels ne sauraient être invoqués ou interprétés de manière à justifier tout acte conduisant à dénier ou violer tout autre droit de l’homme ou liberté fondamentale. Le fait de se réclamer du relativisme culturel et religieux, pour violer ou dénier les droits de l’homme, constitue un abus du droit à la culture.

En effet, la revendication d’un « droit à la différence » des cultures se heurte à l’exigence éthique, politique et juridique du respect de l’universalité des droits de l’homme.

S’il est vrai que la diversité culturelle institutionnelle est signe de développement démocratique, que la protection de la diversité est fondée par le respect de l’égalité entre les personnes, et que le droit de toute personne à participer à la vie culturelle de la communauté est garanti par l’article 28 de la DUDH, il n’en demeure pas moins que les diversités subies ne sont pas bonnes par elles-mêmes, sans quoi l’universalité des droits de l’homme serait menacée.

Il faut également évoquer le danger que les « particularismes culturels » reconnus se dressent les uns contre les autres en une sorte de choc des civilisations. Dans un souci de conciliation, certains, comme Mireille Delmas-Marty et Gérard Cohen-Jonathan  suggèrent une « conception pluraliste des droits de l’homme ». Ceux-ci seraient   « conçus à partir de principes directeurs communs, appliqués avec une marge nationale d’appréciation qui reconnaitrait aux Etats une sorte de droit à la différence mais à condition de ne pas descendre au-dessous d’un certain seuil de compatibilité, qui peut d’ailleurs varier selon qu’il s’agit d’une question plus consensuelle ou plus conflictuelle ». En quelque sorte des droits de l’homme à géométrie variable, laissés à l’appréciation des pires violateurs, sans le moindre contrôle international, ce qui reviendrait à la disparition de la DUDH.

Que répondre alors aux promoteurs du relativisme culturel–individus ou Etats- qui prétendent que la culture traditionnelle ou la religion suffisent à protéger la dignité humaine, et qu’il n’est, par conséquent, pas nécessaire de faire appel aux droits de l’homme universels ? Que répondre lorsqu’il est avancé que les droits de l’homme universels risquent d’interférer avec le monde traditionnel ou religieux de protection de la vie, de la liberté et de la sécurité des personnes, des relations entre les sexes, et d’y porter atteinte ?

Au professeur de droit à Paris II, Gérard Cohen-Jonathan qui avance que « l’universalisme ne signifie par l’uniformité absolue. En ce qui concerne les particularismes régionaux, on sait que, si les traités relatifs aux droits de l’homme fixent des standards précieux, leur application laisse en général aux Etats une part d’autonomie, normative et procédurale »,  le juriste Mohamed Bennouna vient préciser : « A ce niveau, il faut veiller à ce que le particularisme culturel ne serve de prétexte pour bafouer les libertés à la manière d’un abus de droit » (colloque de la CNCDH).

Nous ne pensons pas qu’il puisse y avoir une « conception pluraliste des droits de l’homme » qui seraient conçus à partir de principes directeurs communs, appliqués avec une « marge nationale d’appréciation » qui reconnaitrait aux Etats une sorte de droit à la différence. L’expérience du siècle dernier a bien montré que cette faculté était bien vite utilisée par des régimes non-démocratiques pour violer la dignité humaine. Pour nous, la culture traditionnelle et la religion ne sont pas des substituts aux droits de l’homme. Celles-ci doivent être capables d’intégrer les droits de l’homme et d’en assurer le respect, l’Etat moderne devant jouer son rôle de régulateur. Les valeurs culturelles doivent être en mesure- s’il le faut- d’évoluer et de s’adapter aux droits de l’homme.

La diversité culturelle et les droits de l’homme sont interdépendants

Dans ces conditions, droits de l’homme et diversité culturelle sont intimement liés, ainsi qu’en attestent de nombreux instruments internationaux et régionaux.

Citons un texte fort important, adopté à l’unanimité des Etats membres, par la Conférence mondiale des droits de l’homme, tenue à Vienne en juin 1993, qui insiste sur le fait que : « S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel qu’en soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales ». On relèvera de même que c’est au nom des droits de l’homme universels que s’est faite toute la décolonisation et que l’apartheid a disparu dans le sud de l’Afrique.

Par ailleurs, la Déclaration et le Programme d’action de Vienne soulignent « le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion ». Cette Déclaration fait une mention particulière à l’égalité de droits des hommes et des femmes : Elle se déclare « profondément préoccupé par les diverses formes de discrimination et de violence auxquelles les femmes continuent d’être exposées dans le monde entier ». La Déclaration ajoute que « les violences qui s’exercent en fonction du sexe (…) y compris celles qui sont la conséquence de préjugés culturels (…) sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et doivent être éliminées ».

Concernant les populations autochtones, la Déclaration de Vienne demande à la communauté internationale de leur assurer- dans le même temps - «  la jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales et de respecter la valeur et la diversité de leurs cultures et leur identité ».

Concernant la promotion et la protection des droits des personnes appartenant à des minorités, en plus des droits de l’homme auxquels elles doivent bénéficier, elles « ont droit de jouir de leur propre culture, de professer et de pratiquer leur propre religion (…) ».

Sans être exhaustifs citons une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies intitulée « Les droits de l’homme et la diversité culturelle » de décembre 2 000, qui considère que « toutes les cultures et civilisations ont en commun un ensemble de valeurs universelles ». Les Etats membres des Nations unies « affirment également que le dialogue entre les cultures contribue à la compréhension réciproque des droits de l’homme ». Ils soulignent que «  la  tolérance et le respect de la diversité contribuent à la promotion et à la protection universelle des droits de l’homme, et  notamment de l’égalité des sexes et à l’exercice de tous les droits de l’homme par tous ».

Je rappellerai également que la Conférence générale de l’UNESCO a adopté le 2 novembre 2001, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle, qui se déclare, dès la première ligne : « attachée à la pleine réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales proclamés par la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans d’autres instruments internationaux universellement reconnus ».

Dans un chapitre justement intitulé « Diversité culturelle et droits de l’Homme » (article 4) cette Déclaration proclame que « les droits de l’homme sont garants de la diversité culturelle » et que « la diversité culturelle est (…) inséparable du respect de la dignité de la personne humaine. Elle implique  l’engagement de respecter les droits de l’homme et les libertés fondamentales ».

Par ailleurs, la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles- adoptée par l’UNESCO en octobre 2005, et entrée en vigueur le 18 mars 2007- affirme, dans son préambule, «l’importance de la diversité culturelle pour la pleine réalisation des droits de l’homme et des libertés fondamentales… ». Son premier principe directeur (article 2) consacré au respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales précise : « La diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme et les libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, d’information et de communication, ainsi que pour les individus de choisir les expressions culturelles, sont garantis ».

J’ajouterais enfin la Déclaration de Fribourg sur « Les droits culturels » du 7 mai 2007 qui, tant dans ses deux  premiers considérants, que dans ses principes fondamentaux énoncés dans son article premier, précise bien que les droits culturels « font partie intégrante des droits de l’homme et doivent être interprétés selon les principes d’universalité, d’indivisibilité et d’interdépendance ». S’inspirant de la Déclaration des Nations unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques, la Déclaration de Fribourg (article 1-c) rappelle que nul ne peut invoquer les droits culturels « pour porter atteinte à un autre droit reconnu par la Déclaration universelle ou dans les autres instruments relatifs aux droits de l’homme ».

Ce lien étroit entre diversité culturelle et droits de l’homme fait obligation à tous les Etats, ainsi qu’à la Société civile, d’exiger et de mettre en œuvre la prééminence des droits de l’homme, en rendant la diversité culturelle compatible avec ceux-ci, l’expurgeant de toutes dispositions contraires.

Voies et moyens d’y parvenir

Ce colloque international est d’autant plus important qu’il vient à un moment où les religions s’efforcent , dans certains pays, de régir la sphère politique, et ainsi de sortir de la sphère privée, celle des consciences et des convictions intimes, pour investir la sphère politique, comme on le voie par exemple, aujourd’hui, dans la France laïque.

Il ne m’appartient pas de suggérer ici la position d’une religion monothéiste par rapport aux droits de l’homme : Il en est de la responsabilité de chaque autorité religieuse. Mais je voudrais citer la récente prise de position de l’Eglise catholique : Le Vatican s’est réapproprié les droits de l’homme, en soulignant que les principes qui sous-tendent ceux-ci sont bel et bien inscrits dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique.

L’autre religion abrahamique, le judaïsme qui, à l’instar de l’islam, ne possède pas de hiérarchie religieuse universelle, s’est, au fil des siècles, adaptée afin de faire disparaitre les scories idéologiques liées à l’histoire, pour parvenir à ce que la civilisation chrétienne a appelé un « aggiornamento ». Il en fut de même en certaines périodes de l’histoire de l’islam, sous le califatpar exemple. Mais il ne m’appartient pas d’en traiter. Il y a ici suffisamment de spécialistes pour l’évoquer dans la suite de nos travaux.

Pour l’heure, je me suis borné à soulever des questionnements, et à indiquer quelques pistes de réflexion. A vous d’y réponde durant ce colloque international.

Je vous remercie.

II : INDIVISIBILITE ET INTERDEPENDANCE, CONDITIONS PREMIERES DE L’EFFECTIVITE DES DROITS DE L’HOMME

 droit-de-l-hommePar Gérard FELLOUS

Résumé

Parmi les menaces qui, dès l’origine de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, pèse sur les droits de l’homme, il y a celle qui affecte l’indivisibilité  de ceux-ci. L’universalité est étroitement liée à l’indivisibilité.

S’il est vrai que le terme « indivisibilité » ne figure pas dans la DUDH, il n’en demeure pas moins que, dès son article 2, elle proclame : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune… ». Son article 30 conclut l’énumération des droits proclamés en précisant qu’aucune des dispositions ne peut être prétexte « à la destruction des droits et libertés qui (y) sont énoncés ». Ainsi, aucun des droits de l’homme ne peut en exclure un autre, ils s’additionnent et forment un tout.

 

En effet, le corpus des droits de l’homme n’est pas un « menu » dans lequel les Etats pourraient faire le choix qui leur convient, et ignorer certains autres droits, comme par exemple l’égalité pour les femmes ou la prohibition de la torture.

A la racine des valeurs fondant l’universalité des droits de l’homme,la philosophe Hannah Arendt disait que c’est « l’idée d’humanité qui constitue la seule idée régulatrice en terme de droit international ».

Cette prise en compte de l’homme comme « mesure de toutes choses » trouve ses racines dans la conscience universelle, et appartient en héritage indivis à toutes les civilisations et toutes les religions, soulignait le professeur Emmanuel Decaux. L’affirmation des droits de l’homme vaut partout et pour tous, ou elle ne vaut rien. Elle implique en effet « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion.

Ces droits innés trouvent naturellement des limites, et d’abord dans le respect des droits d’autrui, voire des dérogations au nom de l’ordre public ou du devoir de vivre ensemble, sans compter d’éventuels conflits de droits. S’agit-il dès lors de « droits naturels » inviolables et sacrés, ou seulement de droits relatifs encadrés par la loi, sinon octroyés par l’État souverain ? Peut-on opposer le particularisme des situations et des cultures à l’universalité des valeurs ? La Déclaration universelle des droits de l’homme a répondu il y a plus de 60 ans à ce dilemme : Avec elle, c’est le droit international positif lui-même qui consacre pleinement les droits de l’homme comme des  droits égaux et inaliénables, qui doivent être protégés par un régime de droit.

La Haut-commissaire pour les droits de l’homme de l’ONU, Navanethem Pillay constate que certaines critiques maintiennent que la Déclaration universelle est allée trop loin en promouvant la liberté et les valeurs de traditions libérales. D’autres considèrent que ses auteurs ne sont pas allés assez loin et que la liberté occupe une place plus importante que le bien-être matériel. En fait, pour Mme. Pillay, la Déclaration ne privilégie pas certaines cultures au détriment d’autres : « Parlant au nom de notre humanité commune, elle tire ses principes de nombreuses traditions et les établit sur une base solide, par une codification uniforme », souligne-t-elle.

La Déclaration universelle appartient à chacun des êtres humains. Elle n’appartient pas aux États, mais elle les oblige. Elle reste, hier comme demain, « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations », comme l’a voulu René Cassin. Ce à quoi le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon ajoute que nous ne pouvons pas « choisir les droits que nous voulons », et en ignorer d’autres.

Introduction

Parmi les menaces qui, dès l’origine de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, pèse sur les droits de l’homme, il y a celle qui affecte l’indivisibilité  de ceux-ci. L’universalité est étroitement liée à l’indivisibilité.

S’il est vrai que le terme « indivisibilité » ne figure pas dans la DUDH, il n’en demeure pas moins que, dès son article 2, elle proclame : « Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune… ». Son article 30 conclut l’énumération des droits proclamés en précisant qu’aucune des dispositions ne peut être prétexte « à la destruction des droits et libertés qui (y) sont énoncés ». Ainsi, aucun des droits de l’homme ne peut en exclure un autre, ils s’additionnent et forment un tout.

 

En effet, le corpus des droits de l’homme n’est pas un « menu » dans lequel les Etats pourraient faire le choix qui leur convient, et ignorer certains autres droits, comme par exemple l’égalité pour les femmes ou la prohibition de la torture.

L’ensemble du corpus des droits de l’homme

Les principes fondateurs des droits de l’homme, à savoir la dignité humaine sous ses trois dimensions, c’est-à-dire l’égale dignité, la liberté et la solidarité, et d’autre part leurs conditions d’existence que sont l’universalité et l’indivisibilité, sont déclinés, dans la DUDH et dans la totalité des instruments internationaux qui ont suivi, en six catégories réunissant 26 droits fondamentaux, que nous évoquons, sans aucune hiérarchie :

  • Les droits qui permettent de protéger la personne, au nombre de dix, allant du droit à la vie, à la liberté et à la sureté de sa personne, jusqu’au droit à la protection de la famille, en passant par le droit à la non-discrimination, le droit à la personnalité juridique et à l’égale protection devant la loi, le droit au respect de la vie privée, le droit à la nationalité et à la liberté d’en changer, ou aux droits du justiciable, de même que l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé, ou le droit de chercher asile.
  • Les libertés civiles et politiques qui englobent les libertés de pensée, de conscience, de religion, ainsi que la liberté d’opinion et d’expression, celles de réunion et d’association, auxquelles il faut ajouter la liberté de circuler, y compris de quitter son pays et d’y retourner, et la liberté de participation politique. Cette dernière englobe en réalité toutes les libertés civiles, économiques et culturelles.
  • La troisième « famille » des droits de l’homme est celle des six droits économiques et sociaux à-savoir :-un niveau de vie suffisant (nourriture, énergie, logement) ;-la protection de la santé ;-un environnement équilibré ;- la sécurité sociale ;-la propriété ; et le droit au travail qui porte sur l’accès au marché du travail et aux conditions équitables de salaire et de repos.
  • Les droits à l’identité culturelle, au nombre de cinq, parmi lesquels le droit à l’information, le droit à l’éducation et à la formation, ou le droit de participer à la vie culturelle.
  • Il faut y ajouter des regroupements de droits, avec d’une part des « droits structurels », comme par exemple le droit à la paix et à un ordre démocratique, ou le droit au développement ;
  • et enfin les droits catégoriels des personnes en situation vulnérable, comme par exemple les droits de l’enfant, des femmes à l’égalité, des migrants et apatrides ou des handicapés.

Qu’ils soient mentionnés dans la DUDH, dans les deux pactes et leurs protocoles, ou dans les déclarations et conventions, leur statut n’est pas uniforme. Parmi ces droits, il en est qui sont exigibles et donc nécessairement traduits dans la législation interne, et d’autres qui, à titre indicatif et proclamatoire, ne peuvent être contraignants que s’ils font l’objet d’une traduction législative nationale, comme par exemple les droits des enfants.

S’il est vrai que la doctrine constitutionnaliste distingue généralement trois catégories de droits de l’homme : -Les libertés classiques (status negativus) ; -les droits de participation (status activus), et les droits de prestation (status positivus), la place de chacune de ces catégories dans les textes internationaux et dans les différentes constitutions nationales n’est pas uniforme.

Ainsi, tandis que les libertés classiques connaissent une longue tradition et des formes de protection plutôt favorisées et développées, les droits à prestations de la part de l’Etat n’ont été codifiés et garantis que dans un second temps. Il s’agit de ce que certains appellent des droits de deuxième génération. Ce sont ajoutés plus récemment des droits dits de troisième génération, comme le droit à l’environnement et à la solidarité.

 

Les contestations de l’indivisibilité

Les premières menaces contre l’indivisibilité des droits de l’homme remontent à 1947, lors de la rédaction même de la DUDH. Elles ont , par la suite, pris diverses formes que nous évoquerons en huit points :

1—René Cassin et la commission de rédaction présidée par Eleanor Roosevelt, se sont trouvés confrontés à une opposition entre les Etats-Unis d’Amérique et l’URSS : Les premiers s’opposaient à toute référence à des droits collectifs, à caractère économique et social, considérés comme « non-fondamentaux » ; la seconde manifestant une forte résistance aux droits civils et politiques qualifiés de « rétrogrades » , donnant la prééminence à la lutte contre la pauvreté.

René Cassin proposa une méthode : « Nous devons définir d’une part le droit de l’individu, et d’autre part celui de la collectivité », dit-il, selon le principe que : « L’homme ne peut pas exercer ses droits contre les droits d’autrui. Il ne peut pas les exercer contre le bon ordre d’une société démocratique » (9 décembre 1948, devant l’Assemblée générale de l’ONU). C’est en 1966 que les deux pactes précisent, dans leurs préambules respectifs, et dans les mêmes termes, que les objectifs de la DUDH ne sont réalisés qu’en « permettant à chacun de jouir de ses droits civils et politiques, aussi bien que de ses droits économiques, sociaux et culturels ».

2—Dans le sillage de la polémique entre droits individuels et droits collectifs, distinction alimentée par l’affrontement entre Est- et Ouest, c’est-à-dire entre économie libérale et économie collectiviste, deux catégories de droits sont distingués, qui remettent en cause l’indivisibilité des droits de l’homme : D’une part les « droits-libertés » et d’autre part, les « droits-créances », selon la dénomination proposée par Raymond Aron.

Parmi les « droits-libertés » que l’Etat s’engage à protéger, on peut citer : la liberté d’opinion et la liberté religieuse, l’égalité de droit devant la loi ou encore le droit de propriété. Les libéraux les qualifient de droits naturels, protecteur de l’individu, tandis que les marxistes y voient des droits formels, abstraits ou « bourgeois ».

Les « droits-créances », ou « droits à … » sont accordés par la collectivité et octroyés par l’Etat. Ils apparaissent au XIXe siècle en Europe. Un exemple en est donné plus tard dans le préambule (paragraphe 10) de la Constitution française d’octobre 1946 qui proclame : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ». Ainsi, la « famille », entité collective, devient-elle sujet de droits fondamentaux. On retrouve ce concept juridique dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 qui accorde des droits aussi bien à la personne qu’à la communauté, au peuple, et à la famille.

En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme mêle les deux types de droits. Ainsi, en matière de propriété, par exemple, son article 17-1, précise-t-il : «  Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété ». Ses articles 22 à 28 sont des « droits-créances », à la charge de la collectivité et de l’Etat, comme par exemple, le droit à la sécurité sociale, au travail, au repos et aux loisirs, à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé ou à l’éducation. Certains ont vu dans le Pacte sur les droits civils et politique un catalogue des « droits-libertés », et dans celui relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, une liste des « droits-créances » dont le champ s’est élargie au fil des instruments internationaux qui ont suivi.

Les libéraux à travers le monde qualifient ces « droits-créances »   de « faux droits impossibles à réaliser sans prendre aux uns pour donner aux autres ». Ils en concluent donc qu’ils sont dénués de tout caractère universel. L’un des théoriciens du libéralisme, Friedrich Hayeck, affirme, dans « Droit, législation et liberté » : «  Parler de droits là où ce dont il s’agit n’est fait que d’aspiration qui ne peuvent être satisfaites en dehors d’un système motivant les volontés, c’est non seulement détourner l’attention des seules sources effectives de la richesse souhaitée à tous, mais encore dévaloriser le mot de « droit ».

Pour sa part, Raymond Aron, chantre d’un libéralisme dit modéré, tente un « compromis exemplaire » en proposant ce qu’il appelle une « synthèse nécessaire de deux formes de liberté : le domaine d’autonomie laissé aux individus, et les moyens que l’Etat donne aux plus démunis afin qu’ils puissent exercer les droits qui leur sont reconnus ».

Face à ce schisme, l’Assemblée générale des Nations unies décide de proclamer et de réclamer solennellement en 1950 l’unité et l’interdépendance des droits de l’homme.  Dans la résolution 421 du 4 décembre 1950, la majorité des Etats membres considèrent que : « La Déclaration universelle envisage l’homme comme une personne à laquelle appartiennent indubitablement des libertés civiles et politiques, ainsi que des droits économiques, sociaux et culturels ; (…) la jouissance des libertés civiles et politiques et celle des droits économiques, sociaux et culturels sont liées entre elles et se conditionnent mutuellement ; (…) l’homme privé des droits économiques, sociaux et culturels ne représente pas cette personne humaine que la Déclaration universelle envisage comme l’idéal de l’homme libre ».

3—Curieusement, et à front renversé, la dichotomie des droits défendue par les délégations américaine et soviétique, lors de l’élaboration des Pactes, établissant une prétendue hiérarchie entre les droits, était reprise et politiquement théorisée par Lee Kwan Yew (1959-1990), Premier ministre de Singapour. Celui-ci développait l’argument selon lequel, pour les sociétés de l’Asie, et du Sud en général, la démocratie vient après le développement économique. Il accusait les Occidentaux d’agir en « impérialistes des droits de l’homme », voulant ainsi disqualifier ceux-ci afin de mieux faire admettre leurs propres violations. La Déclaration de Bangkok, socle du tiers-mondisme, soutient la primauté de la subsistance sur la liberté, c’est-à-dire la primauté des droits économiques et sociaux sur les droits civils et politiques.

Il faut attendre 1993 pour que la Conférence mondiale des droits de l’homme qui se tient à Vienne, développe et précise à nouveau le concept d’indivisibilité. Le point 5 de la déclaration finale précise : « Tous les droits de l’homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés ». Cette déclaration fait obligation à la communauté internationale de « traiter les droits de l’homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance ». Le texte prend la précaution de préciser :

« S’il convient de ne pas perdre de vue l’importance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse, il est du devoir des Etats, quel que soit le système politique, économique et culturel, de promouvoir et de protéger tous les droits de l’homme et toutes les libertés fondamentales ».

La thèse de l’indivisibilité a mis en évidence l’interdépendance de tous les droits de l’homme. Ainsi, en 1970, par exemple, c’est à partir de l’idée d’effectivité des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, que la Cour européenne a consacré la dimension économique et social des droits civils et politiques.

4—Mais la querelle de la dichotomie ne s’est pas pour autant tarie : Récemment , l’apparition de ce que certains ont appelé les « droits de solidarité » a créé une opposition entre cette « troisième génération » de droits de l’homme, aux deux précédentes, en établissant des différences de nature entre les droits et en mettant en conflit des différences de titulaires potentiels. Il en résulterait que les « droits de solidarité » prétendraient être les premiers à impliquer des devoirs que l’humanité imposerait à l’individu, transformant les droits de l’homme , en « droits de l’humanité » ou des peuples, effaçant ainsi ceux des individus. Cette nouvelle menace contre l’indivisibilité et l’interdépendance des droits de l’homme n’est pas encore écartée.

5—Une autre illustration du rejet de l’indivisibilité des droits de l’homme nous est donné par le relativisme de la Chine : Alors que durant des siècles, l’ « Empire du Milieu » (Zhongguo) , affirmant sa supériorité intellectuelle et démographique sur les « peuples barbares » environnants,  rejetaient les droits de l’homme, comme étant une immixtion de l’Occident dans ses affaires intérieures, entrainant en cela le tiers-monde ; en 2009 Pékin faisait une volte-face en publiant son premier « Plan pour le développement des droits de l’homme pour la période 2009-2010 ». Dans ce texte de 56 pages, la Chine  du début du XXIe siècle affirme vouloir progresser vers un Etat de droit, mais sans justice indépendante ; prôner la démocratie, mais sans que l’opposition politique soit autorisée à s’organiser de façon autonome ; promouvoir les droits des travailleurs, mais en interdisant des syndicats indépendants ; garantir la liberté religieuse, mais dans l’allégeance au parti unique.  En réalité, ce plan pour les droits de l’homme ne fut pas connu de la population. Il a été élaboré uniquement à destination de l’opinion internationale et des instances onusiennes. En son temps, l’URSS avait connu une constitution « respectueuse » des droits de l’homme, selon son propre terme, jamais resectée, jusqu’à ce que cette fiction s’effondre.

6—Autre atteinte à l’indivisibilité des droits de l’homme : Ceux qui s’opposent aux droits de l’homme, particulièrement dans la sphère libérale, ont remis au gout du jour l’argument des « droits et devoirs » de l’individu, voulant ignorer que, dès l’origine de la DUDH, René Cassin et les rédacteurs de celle-ci avaient bien précisé que tout droit implique, ipso facto, un devoir. Ils ont bien mentionné, dans le préambule de la DUDH avoir « résolu d’exposer, dans une définition solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ». Cette intention est clairement reprise dans l’article 29 qui proclame que « l’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible ». Il est bien dit que ces devoirs naissent non pas d’un esclavage ou d’une obéissance à un tyran, mais de la vie en société.

7—Pour certains, le nouveau danger qui menacerait l’indivisibilité des droits de l’homme viendrait à présent d’un libéralisme sauvage, d’un ultralibéralisme, d’une mondialisation menée par le profit, qui briserait la solidarité entre individus, entre peuples et entre générations, en amoindrissant les protections offertes par les droits de l’homme. Aujourd’hui, des conflits comme ceux qui opposent le nord et le sud du Soudan, ou la guerre civile en Syrie, bafouent impunément les droits de l’homme, pour une part non négligeable au nom de « guerres énergétiques », et d’intérêts stratégiques antagonistes de puissances économiques.

8—Enfin, l’instrumentalisation politico-religieuse des droits de l’homme a mené à la destruction de leur universalité et de leur indivisibilité, comme par exemple dans l’Iran chiite : Dans ce pays, les droits de l’homme ont été islamisés en tant qu’objet politique. Il s’agit, pour le pouvoir théocratique, de garder le contrôle sur le concept de droits de l’homme afin d’éviter toute influence concurrente sur l’irano-islamisme hérité de la révolution des mollahs, et de contrer tout apport extérieur. Rappelons que la doctrine iranienne en matière de droits de l’homme avait été fixée le 5 juin 1979 par l’ayatollah Khomeiny qui lançait à son peuple : « Regardez l’Occident et voyez qui sont ces gens qui se présentent comme les champion des droits de l’homme et regardez quels sont leurs objectifs. Est-ce qu’ils se soucient vraiment des droits de l’homme, ou plutôt des droits des super-puissances ? ». Ainsi, chaque droit inscrit dans la DUDH est  réinterprété. Prenons en exemple le « droit à la liberté » : Pour les ayatollahs, il s’agit d’une perversion, car il est porteur de principes immoraux et de désirs physiques de l’homme. Le théologien Zain al-Abidin Qurbani veut démontrer que le droit à la liberté détruit les structures sociales islamiques et pervertis les femmes. Il avance que l’islam « est le plus grand pionnier en matière de liberté et certainement il n’y a aucune autre religion où la liberté a été aussi bien mise en avant ». Pour l’ayatollah Muhammad Khamini’i, la notion de liberté contenue dans la DUDH détache l’homme de Dieu, et satisfait la liberté charnelle. Ces mêmes syllogismes juridiques sont appliqués au droit à la vie, à la liberté d’opinion et d’expression ou au droit à l’égalité, dont les définitions sont ainsi revisitées. La doctrine iranienne étaient développée en décembre 1980 devant l’Assemblée générale des Nations unies, lorsque le président Mohamed Khatami, prônant un « dialogue entre les civilisations » affirma que l’origine des droits de l’homme se trouve non pas dans les droits naturels, mais dans le droit divin.

Conclusion

A la racine des valeurs fondant l’universalité des droits de l’homme,la philosophe Hannah Arendt disait que c’est « l’idée d’humanité qui constitue la seule idée régulatrice en terme de droit international ».

Cette prise en compte de l’homme comme « mesure de toutes choses » trouve ses racines dans la conscience universelle, et appartient en héritage indivis à toutes les civilisations et toutes les religions, soulignait le professeur Emmanuel Decaux. L’affirmation des droits de l’homme vaut partout et pour tous, ou elle ne vaut rien. Elle implique en effet « la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », sans distinction de race, de sexe, de langue ou de religion.

Ces droits innés trouvent naturellement des limites, et d’abord dans le respect des droits d’autrui, voire des dérogations au nom de l’ordre public ou du devoir de vivre ensemble, sans compter d’éventuels conflits de droits. S’agit-il dès lors de « droits naturels » inviolables et sacrés, ou seulement de droits relatifs encadrés par la loi, sinon octroyés par l’État souverain ? Peut-on opposer le particularisme des situations et des cultures à l’universalité des valeurs ? La Déclaration universelle des droits de l’homme a répondu il y a plus de 60 ans à ce dilemme : Avec elle, c’est le droit international positif lui-même qui consacre pleinement les droits de l’homme comme des  droits égaux et inaliénables, qui doivent être protégés par un régime de droit.

La Haut-commissaire pour les droits de l’homme de l’ONU, Navanethem Pillay constate que certaines critiques maintiennent que la Déclaration universelle est allée trop loin en promouvant la liberté et les valeurs de traditions libérales. D’autres considèrent que ses auteurs ne sont pas allés assez loin et que la liberté occupe une place plus importante que le bien-être matériel. En fait, pour Mme. Pillay, la Déclaration ne privilégie pas certaines cultures au détriment d’autres : « Parlant au nom de notre humanité commune, elle tire ses principes de nombreuses traditions et les établit sur une base solide, par une codification uniforme », souligne-t-elle.

La Déclaration universelle appartient à chacun des êtres humains. Elle n’appartient pas aux États, mais elle les oblige. Elle reste, hier comme demain, « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations », comme l’a voulu René Cassin. Ce à quoi le Secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon ajoute que nous ne pouvons pas « choisir les droits que nous voulons », et en ignorer d’autres.

Je vous remercie.