Les dangereuses offensives du communautarisme

Une guerre larvée contre la laïcité française se poursuit depuis une trentaine d’années.

Elle subit des attaques sur trois fronts, qui tentent d’entamer le consensus national qui jusque-là l’a fondée, depuis la Révolution française, la Commune, la fondation de la République dans les années 1880-1911, le Front populaire, le programme du Conseil national de la Résistance, jusqu’à sa constitutionnalisation. Ce consensus national était historiquement porté par la Droite, comme par la Gauche avec le soutien des communistes, rallié par les Chrétiens au lendemain des tensions du début du XXe siècle, au lendemain de la loi de 1905, adopté avec enthousiasme par le judaïsme français.

Mais, depuis les années 1980, il n’en est plus ainsi. Sous les pressions exercées par trois pôles politiques, la laïcité est menacée par la progression d’un communautarisme inspiré du modèle anglo-saxon :

*Les « réformateurs néolibéraux », bénéficiant de la complaisance, sinon du soutien, des traditionnalistes chrétien, juif ou musulman, prônent la constitution,  de communautés composées de citoyens qui ne sont plus égaux en droit, auxquelles on ne demande plus de s’intégrer, ou de s’assimiler mais de pratiquer la séparation. En temps de crise économique, cette « fragmentation » ethnique et religieuse, exonèrerait  la solidarité nationale qui permis à des générations d’immigrants intégrés par l’emploi de participer à la consommation, à l’impôt, à la couverture médicale…Dès lors la ségrégation en des « territoires perdus de la République » provoque la double conséquence d’un repli communautaire dans une République qui est de moins en moins « une et indivisible », et par ailleurs un attrait pour les doctrines ultra-nationalistes.

*Dans ce mouvement de balancier, l’extrême-gauche, de même qu’une partie de la Gauche traditionnelle, volant au secours des populations malmenées par le libéralisme sauvage, acceptent, et souvent soutiennent les réflexes communautaristes de renfermement et de victimisation face à ce qu’elles appellent à tort « l’islamophobie ».  Là encore, en compétition avec le Front National, l’extrême-gauche abandonne l’exigence de l’intégration, et de la laïcité.

* En « alliés objectifs » selon l’expression marxiste désuète, apparaissent alors les extrémistes religieux, qui espèrent prospérer plus facilement en vase-clos, dans des communautés fermées, refusant l’intégration pour retrouver les « siècles d’or » des origines. Ils se satisferont bien de cette première étape proposée par un conseiller d’Etat, M. Tuot qui, dans un rapport[1] sans suites,  voulait créer les conditions d’une « société inclusive » satisfaisant aux exigences minoritaires, probablement sur le modèle québécois des « accommodements raisonnables »,  ignorant que ceux-ci ont fait faillite dans la Belle province.

L’objectif de cette coalition d’extrémistes religieux est de faire reculer la laïcité, par touches, de l’affaiblir, de la réécrire, et de réintroduire progressivement la Loi transcendantale, qu’elle soit islamique, chrétienne ou juive dans la vie quotidienne publique des Français et des Européens.

Ainsi que le constate une pétition d’un groupe d’intellectuels français : «  Aujourd’hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par diverses mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants » , la suprématie du droit civil sur les textes, à leurs yeux sacrés, avec un usage maitrisé des radios communautaires et d’internet. Dans cet espace ainsi ouvert se rejoignent radicaux et orthodoxes issus des trois religions monothéistes pour exploiter à leur profit la crise ambiante… »[2]

Pour l’Islam radical, il s’agit d’une forme de Guerre sainte (Djihad), à bas bruit, contre la laïcité. C’est ainsi que le prêcheur Tariq Ramadan peut-il déclarer que « l’islam est un englobant au sens où il s’agit d’une vision du monde où, à aucun moment, je ne peux séparer un geste humain de sa dimension éthique et de son sens relatif à la Foi », ajoutant qu’il était opposé à « une intégration qui serait purement formelle »[3], ce qui reviendrait à dire que la laïcité est tout à fait incompatible avec le donné musulman.

Le port du voile islamique est l’une des armes utilisées, qu’illustrent plusieurs affaires judiciaires récentes comme l’affaire de la crèche Baby-Loup, ou les recours devant la Cour européennes des droits de l’Homme. Les tenants du communautarisme sont à la recherche de jurisprudences.

De ce bras de fer entre le monde du travail et le communautarisme, la laïcité est-elle sortie juridiquement gagnante, dans son esprit et dans sa lettre ? On peut en douter dans l’affaire Baby Loup, face aux atermoiements de la justice française qui a mis six ans pour trancher, après cinq décisions différentes d’autant d’instances.

Le cas de la crèche Baby Loup

En 1991, dans le quartier populaire dit sensible de la Noé, à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines) est créée une crèche et halte-garderie associative d’une trentaine de salariés, ouverte 7 jours sur 7 et de manière ininterrompue sur 24 heures, afin de venir en aide à des familles à bas revenus, souvent des mères isolées, travaillant intensivement. Tout en se présentant comme une entreprise privée associative dédiée à la petite enfance, cette crèche reçoit des subventions publiques.

Son règlement intérieur prévoit que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités développées par Baby Loup, tant dans les locaux de la crèche ou ses annexes qu’en accompagnement extérieur des enfants confiés à la crèche » (article II- A du règlement intérieur)

Un conflit du travail est ouvert le 18 décembre 2008, lorsque cette crèche licencie « pour faute grave » une salariée qui refuse d’ôter son voile islamique sur son lieu de travail, au retour d’un congé parental,  en contradiction avec les dispositions de ce règlement intérieur. De plus, elle fait preuve d’un comportement agressif après sa mise à pied, de pressions actives sur les témoins, s’estimant victime d’une discrimination au regard de ses convictions religieuses.

Deux ans plus tard, ce licenciement est validé par le tribunal des prud’hommes de Mantes-la-Jolie. L’employée voilée  conteste cette décision devant la cour d’appel de Versailles, qui la déboute en 2011. Elle s’acharne en venant devant la Chambre sociale de la Cour de cassation qui, contredisant les deux précédentes instances, annule son licenciement le 19 mars 2013. Le 27 novembre 2013, la Cour d’appel de Paris, confirme néanmoins le licenciement sans qu’il soit question du respect du principe de laïcité.

Le dernier rebondissement juridique national se déroule devant la Cour de cassation, laquelle, dans un arrêt du 25 juin 2014 en Assemblée plénière, accepte le licenciement.

Devant la Cour européenne

Un ultime recours de la salariée licenciée devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) serait-il susceptible  de renverser la jurisprudence ?

Cela serait douteux si l’on se réfère à  une récente décision définitive (1er juillet 2014) portant  sur la dissimulation du visage dans l’espace public, en France (dans l’affaire S.A.S c. France) : Estimant qu’il faut laisser aux Etats « une large marge d’appréciation », la CEDH en a conclu que cette application de la loi du 11 octobre 2010 n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. Elle  note que : « La question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public relevant d’un choix de société, la France disposait d’une ample marge d’appréciation». La CEDH ajoute : « Dans un tel cas de figure, la Cour  se doit en effet de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société e cause (…) L’interdiction contestée peut par conséquent passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation du « vivre ensemble ». Il faut souligner que la jeune requérante française, portant burqa et niqab, avait eu recours à un cabinet d’avocats de Birmingham (Royaume Uni), le droit britannique acceptant le communautarisme.

Des problématiques multiples

Sur la forme, cet historique d’une affaire de port du voile dans une entreprise révèle, outre l’acharnement pendant de longues années de la requérante qui a vraisemblablement bénéficié de soutiens, animée d’une ferme volonté de rendre son cas exemplaire et prosélyte, mais surtout, sur le fond, une difficulté pour la justice française d’apporter des réponses claires à des incertitudes de la législation nationale.

Il faut rappeler que le principe de laïcité est strictement appliqué dans l’enseignement public. Ce fut par exemple le cas à la rentrée 2010 lorsqu’une jeune enseignante, récemment convertie à l’islam, s’était présentée voilée à l’école primaire de Tournefeuille, en Haute-Garonne afin d’y prendre son poste. De plus, elle refusait de serrer la main de ses collègues ou de personnes du sexe masculin, au nom de ses convictions religieuses. Le recteur de l’académie de Toulouse prenait alors une décision immédiate et définitive d’exclusion, au nom d’une atteinte au principe de neutralité religieuse des enseignants.

Le  cas des mères voilées accompagnant leurs enfants lors de sorties scolaires  fut particulièrement instrumentalisé par les tenants du communautarisme et du prosélytisme religieux.

Après la circulaire ministérielle de mars 2012 demandant aux parents de ne pas manifester, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques, lors de ces sorties,  les mères voilées ont organisé une série de manifestations publiques de protestation. Dans l’Oise, plusieurs d’entre elles ont saisi le tribunal administratif d’Amiens (Somme), tandis qu’à Paris un collectif des mères de banlieue manifestait devant le ministère de  l’Education,  où  le ministre en exercice, Benoit Hamon, demandait aux chefs d’établissement de faire preuve de discernement et de régler cette question au cas par cas, en d’autres termes de céder à ces manifestantes communautaristes.

 Il est vrai  qu’en dépit du flou juridique de cette circulaire Chatel, le président de la République, François Hollande, avait déclaré  lors des vœux début janvier 2014 que la transformation de celle-ci en loi n’était pas nécessaire, ajoutant qu’elle « continuera d’être appliquée par les professionnels de l’éducation, comme ça a été le cas jusqu’ici, c’est-à-dire avec discernement et de manière apaisée ».

Pas de généralisation au privé

L’affaire Baby Loup apporte-t-elle une réponse à la question de savoir si les lois de 2004 et 2011 interdisant le port du voile dans les services publics peuvent être étendues aux entreprises ou associations privées ?

La réponse donnée par la Cour de cassation qui clôt le débat national de l’affaire Baby Loup est : non, l’exercice de la liberté religieuse ne peut être restreint dans des situations générales ; mais oui dans le cas d’espèce où la mesure est « justifiée par la nature des tâches accomplies, et proportionnée au but recherché ».

On en déduirait  que la jurisprudence Baby Loup, considérée par beaucoup comme une décision à minima, ne pourrait être étendue à des entreprises générales, telles que l’entreprise Paprec, dont la charte de la laïcité, adoptée à l’unanimité par son personnel, appellerait les plus grandes réserves au regard du droit positif actuel.

Le Code du travail, en ses articles L 1121-1, L.1132-1 et L 1321-3, qui était invoqué lors du licenciement de la salariée de Baby Loup, n’est pas entièrement opérationnel : En effet les limitations qui peuvent être apportées à la liberté d’expression -et non pas de conviction- religieuse dans l’entreprise doivent être impérativement conformes à la nature des tâches et proportionnées au but recherché, et éviter toute discrimination, ce qui n’était pas le cas. En effet, au regard du Code du travail, cette crèche n’est pas une entreprise commerciale, dans laquelle le port du voile eut été de nature à entraver les activités et les contacts avec le public.

 On relèvera que si dans les débats , particulièrement de la part du Procureur général devant la Cour de cassation, il a bien été fait mention des droits de l’enfant qui, conformément aux instruments onusiens et européens (Convention européenne relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, article 14), tendent à protéger la liberté de conscience et de religion de l’enfant en construction, ainsi que la liberté des parents de choisir l’éducation de leurs enfants, ces arguments juridiques  n’ont curieusement pas été retenus pour  soustraire les enfants confiés à la crèche  à l’influence d’agents qui manifestent ostensiblement leur conviction religieuse. L’assemblée générale de la Cour de cassation, dans son arrêt du 25 juin 2014 estime que la  Convention européenne relative aux droits des enfants ne peut obliger  le personnel d’une entreprise recevant de petits enfants ou dédiée à la petite enfance, à respecter la neutralité ou la laïcité

Par ailleurs, les réponses eurent été plus simples et plus rapides si cette crèche associative avait été assimilée à une « entreprise de conviction », au sens  de la directive européenne de 2 000. Mais celle-ci n’ayant pas été transposée en droit français, pas plus que la jurisprudence européenne en la matière, cet argument n’était pas recevable.  De plus, ce qualificatif ne pouvait être appliqué à la crèche Baby Loup puisque son objet est, non pas de promouvoir ou de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques, mais, selon ses statuts de « développer une action orienter vers la petite enfance en milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle ses femmes, sans distinction d’opinion politique et confessionnelle ». De plus il est impossible d’invoquer une « conviction laique », car ainsi que le soulignait la Cour de cassation,  celle-ci est un principe d’organisation politique ne concernant, pour l’heure, que les activités de l’Etat, les personnes et services publics, et plus précisément les agents de l’Etat seuls soumis à l’obligation d’une stricte neutralité.

En effet, face à cette « sphère publique », la « sphère privée » reste celle de la liberté d’expression dans laquelle la laïcité ne trouve pas encore sa place.

On rappellera que la loi d’interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (burqa ou niqab), approuvée par le Conseil constitutionnel[4] , est justifiée par des considérations de «  sauvegarde de l’ordre public », et non pas en fonction de la laïcité.

Par ailleurs, dans le cas spécifique de la crèche Baby Loup,  celle-ci n’a pas été créée pour « défendre la laïcité ». N’étant pas une « entreprise de combat », elle utilise le moyen de la neutralité laique pour remplir ses objectifs. Le Procureur général, suivi par le Cour de cassation en avait conclu  que la laïcité  devait se limiter de manière essentielle au type d’activité et dans une mesure proportionnée à la finalité poursuivie. Ainsi l’attitude de la salariée licenciée relevait non pas de la laïcité, mais de la « faute grave » pour insubordination et incidents troublant le fonctionnement de l’entreprise, et non d’une discrimination. En effet, elle avait travaillé sans voile durant plusieurs années dans cette entreprise, sans que son appartenance ou ses convictions religieuses intimes ne lui soient reprochées.

La crèche Baby Loup, entreprise privée investie d’une mission d’intérêt général, mais ne gérant pas un service public, ne peut pas appliquer à ses salariés le principe constitutionnel de laïcité.

Ce n’est pas le cas d’une entreprise de droit privé qui embauche des personnels participant à une mission de service public. Cette distinction avait été clairement établie par la Cour de cassation dans deux arrêts du 19 mars 2013 concernant une salarié de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) qui avait été licenciée pour avoir manifesté ses croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaire, dans l’exercice de sa fonction au contact du public.

Par ailleurs, le Conseil d’Etat, sollicité par le Défenseur des droits, donnait un avis (19 décembre 2013) sur la frontière à établir entre mission de service public et mission d’intérêt général. Par définition, la première est assurée directement par une personne publique (Etat, collectivité territoriale, établissement public) ; la seconde est assurée par une personne privée, mais sous l’organisation et le contrôle de la personne publique qui lui a confié cette mission. Par conséquent, l’activité d’intérêt général n’est pas soumise aux impératifs du service public.

La Haute juridiction administrative établissait, en exergue, que la liberté des convictions religieuses doit être générale. Mais, concernant l’exercice, c’est-à-dire les manifestations de cette liberté, il précise que si une restriction est apportée s’agissant des services publics, et cela au nom du principe de neutralité de ceux-ci, cette exigence ne s’applique pas automatiquement en dehors de ces services publics. Le Conseil d’Etat, qui dit le droit, rappelle que le droit du travail respecte la liberté de conscience des salariés et interdit les discriminations. Enfin  il entre-ouvre une porte à affirmant que certaines restrictions peuvent être apportées à la liberté de manifester des opinions ou croyances religieuses, à la seule condition que ces limitations soient justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.

Objet de zizanies locales

Ce que certains ont appelé un « effritement de la laïcité » s’était manifesté en avril 2013 avec des revirements et des déchirements au sein de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde).

 Alors que son ancien président Louis Schweitzer avait rendu un premier avis favorable à  l’employée voilée de la crèche Baby Loup,  la nouvelle présidente Jeannette Bougrab  donnait raison à l’employeur dans un avis contraire.

De tels clivage apparaissaient également  dans les instances politiques municipales de Chanteloup-les-Vignes, victimes de l’entrisme religieux : Le porte-parole de la crèche, Aziz Bentaj  déplorait la dégradation du quartier sensible dans lequel Baby Loup était installé : « Nous assistons à une tentative d’emprise des mouvements salafistes et des Frères musulmans sur le quartier », mettait-il en garde. Il laissait entendre que la construction en 2009 d’une mosquée en plein cœur de la cité, a favorisé la pression religieuse et communautariste qui s’est exercée sur les musulmans. Il accusait alors la maire Catherine Arenou, d’avoir fait preuve de complaisance à l’égard d’islamistes radicaux. Le directeur général de la ville Jérôme Perronet  s’en défendait en déclarant néanmoins : « Nous ne nions pas la radicalisation de certains musulmans, mais nous avons toujours été très fermes à leur endroit ».  Les dirigeants de Baby Loup accuse la nouvelle mairie de vouloir effacer l’héritage de l’ancien maire Pierre Cardo, et finalement décide de quitter la ville pour Conflans Sainte Honorine. Pour nombre d’observateurs, Chanteloup-les Vignes, à l’instar de Villiers-le-Bel ou de Clichy-sous-Bois est dès lors devenue le symbole d’une République mise à l’épreuve par le communautarisme.

Il faut légiférer.

Ces péripéties judiciaires  démontrent clairement que sur le fond il y a un vide juridique, l’affaire Baby Loup ayant été jugée comme « un cas d’espèce » non généralisable.

Il est urgent d’ouvrir un débat parlementaire sur la laïcité, notamment en inscrivant à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale la proposition de loi de la sénatrice PRG Françoise Laborde sur la neutralité de l’accueil dans le secteur de la petite enfance[5].

Afin de protéger la liberté de conscience des enfants par l’obligation de neutralité des personnels, Mme Laborde souhaite élargir aux crèches le statut de l’usager des établissements sociaux et médicaux-sociaux, en faisant entrer les crèches non confessionnelles dans le Code de l’action sociale et des familles (loi 2002-2 du 2 janvier 2002 de rénovation de l’action sociale et médico-sociale).

Afin de soumettre tous les établissements sociaux à la laïcité, il faudra modifier l’article 11 de la Charte des droits et libertés de la personne accueillie dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux en mettant sur un même plan l’usager et le salarié en matière d’expression religieuse, sans différenciation, alors qu’à présent, l’usager peut afficher ses convictions religieuses, par le voile par exemple, mais pas le salarié.

Cette loi portant sur le secteur social, devrait ainsi être élargie à l’ensemble du secteur privé, mettant fin à la multiplication des revendications communautaristes. L’opinion publique y est favorable : 84% des personnes interrogées (sondage BVA d’octobre 2013) se déclarent favorables à une loi interdisant les signes religieux ou politiques dans les entreprises privées. Dans ce même sondage, 87% d’entre eux soutenaient la crèche Baby Loup dans sa décision de licenciement de sa salariée voilée.

Le président de la République, François Hollande laissait entendre, dans une interview télévisée au lendemain de la décision controversée de la chambre sociale de la Cour de cassation,  qu’une nouvelle loi pourrait intervenir pour « les structures privées qui assurent une mission d’accueil des enfants ». Le ministre de l’Intérieur d’alors, Manuel Valls estimait devant l’Assemblée nationale qu’il s’agissait d’ « une mise en cause de la laïcité » ; auparavant, dans ses fonctions de maire d’Evry, il avait dénoncé un « vide juridique » et annoncé son intention de déposer une proposition de loi interdisant le port de signes religieux en présence de jeunes enfants.

Cela n’a pas empêché l’Observatoire de la laïcité, mandaté par l’Elysée, de conclure dans un avis (15 octobre 2013, par 17 voix pour, 3 contre et une abstention) qu’il fallait écarter l’option d’une nouvelle loi sur la laïcité. Estimant avec constance  que la laïcité n’est nullement menacée, il suggérait néanmoins à la crèche Baby Loup de préciser son règlement intérieur, ou de demander aux autorités publiques « une délégation de service public », afin de bénéficier du principe de neutralité. Face à ce que certains observateurs ont appelé un « détricotage de la laïcité », Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire estime « qu’un débat législatif risque d’être très dangereux », tout en constatant bien « un développement du communautarisme »[6] .

Pour sa part, le Collectif des associations laïques constatait que l’affaire Baby Loup « a démontré l’insuffisance des textes et de la jurisprudence face à des revendications communautaristes grandissantes, amenant les plus hautes autorités judiciaires à des conclusions radicalement divergentes »[7]. Ce collectif estime, à contrario de la position de Jean-Louis Bianco qui tendrait « à relativiser le nombre et la gravité des atteintes à la laïcité », qu’une « intervention législative est indispensable pour permettre aux organisations privées de réglementer éventuellement la manifestation des convictions religieuses de leurs salariés, dans le domaine de la petite enfance ; l’enfant a droit à une éducation laique, c’est-à-dire dégagée de tout conditionnement»[8].

La laïcité en entreprise

Au-delà du cas de la petite enfance, les responsables d’entreprises privées, confrontés à la multiplication des revendications religieuses s’interrogent sur les manières de manager le fait religieux, compte tenu que juridiquement la liberté de religion  s’impose dans le secteur privé ou associatif, qu’un règlement intérieur ne peut limiter de façon générale et absolue.

Une enquête de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (OFRE) montre que près de huit cadres dirigeants sur dix (78%) interrogés ont rencontré des problèmes, même si 84% des salariés souhaitent la discrétion de la religion dans leur entreprise. Si les conflits sont pluriconfessionnels, 95% d’entre eux sont liés à des employés musulmans. Les cadres d’entreprises tentent d’y apporter des solutions pragmatiques et conciliatrices, comme par exemple considérer un temps de prière sur le lieu de travail comme une pause, en confondant salle de repos et salle de prière. Cette attitude mène à la déclaration d’un membre de la Commission diversité du Medef qui prône « l’apport d’une solution globale. Il y a un management de la pluralité religieuse, mais en aucun cas du fait religieux ou de la laïcité. Il ne faut pas distinguer les soldes, la rentrée des classes ou une fête religieuse lorsque un employé demande un jour de congé ». C’est au fil de ces abdications, de ces « accommodements » que la laïcité perd du terrain au profit du communautarisme. Au point qu’un syndicaliste en vient à se demander, publiquement au cours d’un colloque[9] : « Un signe religieux est-il plus ostentatoire qu’un signe politique comme un pin’s syndical ? ». C’est de même l’avis d’un membre de la direction confédérale de la CGT qui déclare qu’ « il ne faut pas créer un problème là où il n’y en a pas (…) Dans l’affaire Baby Loup, on en a fait toute une histoire(…) ». La syndicaliste est très dubitative quant à la création d’une charte de la laïcité dans une entreprise car dit-elle : « Il faut examiner les situations au cas par cas ». Relevant que parmi les 18 critères de la « Charte de la diversité en entreprise » se trouve l’appartenance religieuse, le chercheur Haïm Benaïssa, consultant Diversité à la Fondation Agir contre l’exclusion constate que « les entreprises sont coincées entre deux discours : la diversité et la laïcité ». Le paradoxe qui se dégage alors est que pour respecter la Diversité en entreprise, il faudrait encourager le communautarisme.

Il faut constater lucidement qu’aujourd’hui,  le combat pour la défense et la promotion de la laïcité française menacée doit être prioritairement axé sur un combat contre le communautarisme qui menace la République « une et indivisible ».


[1] Rapport « La grande nation. Pour une société inclusive », coordinateur Thierry Tuot, février 2014

[2] Appel « Laïcité : il est temps de se ressaisir », publié par l’hebdomadaire Marianne du 26 juin 2014

[3] L’islam face à la laïcité, interview de Tariq Ramadan, à Pascal André, Libre Belgique, du 02/01/2001

[4] Décision du 7 octobre 2010 après saisine par les présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat.

[5] Déclaration de Pascal-Éric Lalmy, secrétaire national du PRG à la laïcité, et président de la fédération du Val d’Oise.

[6] Interview donnée à Libération le 15 juin 2014

[7] Communiqué du 19 juin 2014 : « Baby Loup : Au juge de dire le droit, au législateur de faire la loi ».

[8] Rapport annuel : Pour une meilleure application de la laïcité en France -« La crèche Baby-Loup : nécessité de légiférer »

[9] Colloque sur la laïcité organisé par le Centre d’étude du fait religieux contemporain –Céfrelco, à Paris en avril 2014