Le Québec

I : A la recherche d’une laïcité

Un projet de loi 60 instituant une Charte de la laïcité au Québec a été soumis à un large débat public depuis le 14 janvier 2014, monopolisant l’actualité durant deux mois, c’est à dire jusqu’à la mi-mars.

Cette « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’Etat, ainsi que d’égalité entre les femmes et  les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » avait été déposée le 7 novembre 2013 par le gouvernement de la première ministre Pauline Marois appartenant au Parti québécois (PQ). Ce projet est défendu par le ministre responsable des Institutions démocratiques, Bernard Drainville en commission parlementaire des institutions, devant laquelle des citoyens et des organismes viennent librement donner leurs avis et débattre. Cette consultation sur la laïcité,  aura fait l’objet de plus de 200 mémoires, présentés par chacun de leurs auteurs, au cours d’une heure d’audience.  Selon la députée Nathalie Roy : « C’est vraiment tous azimuts. Il y a les pour, les contre, les modérés, les groupes de pression, les groupes d’intérêt, les communautés religieuses…La diversité est énorme ». Une fois les audiences terminées, les députés procèderont à l’étude détaillée, article par article, du projet de loi, avant de le soumettre au vote.

En ouvrant le débat public, Pauline Marois précisait : « Le choix du Parti Québécois n’a pas été celui d’une laïcité ouverte, mais plutôt d’une laïcité stricte (…) mais je me permets quand même de déposer une proposition qui va permettre d’entendre, une dernière fois, les Québécois sur cette question ». Elle ne cache pas qu’il s’agit d’affirmer l’identité québécoise face à Ottawa, alors que le parti libéral de Jean Charest a prôné le statu quo depuis la commission Bouchard-Taylor. Cette proposition gouvernementale reprend  les conclusions de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables.

Multiples objectifs du projet de loi

Bien qu’il soit de facto un Etat laïc, le Québec n’a pas achevé juridiquement son processus de laïcisation. A ce jour, aucun texte de loi, n’en fait explicitement mention.

Le projet de loi 60 fixe à cette Charte sept objectifs :

  • Préciser dans la « Charte des droits et  libertés de la personne » qui existe déjà,  plusieurs points : L’égalité entre les femmes et les hommes ; la primauté du français, la séparation des religions et de l’Etat.
  • Les organismes publics doivent faire preuve de neutralité en matière religieuse et refléter le caractère laïc de l’Etat.
  •  Les signes extérieurs d’appartenance religieuse, en particulier cachant le visage (niqab, burqa, tchador), sont prohibés pour le personnel d’un organisme public.
  • Il en est de même pour les personnes exerçant des fonctions judiciaires, ou juridictionnelles relevant de l’ordre administratif.
  • Un cadre d’analyse destiné aux organismes publics facilitera le traitement d’une demande d’accommodement pour des motifs religieux.
  • Des règles particulières s’appliqueront dans le domaine des services de garde éducatifs à l’enfance.
  • L’Assemblée nationale pourra régir le port d’un signe religieux par ses membres, et son bureau pourra approuver la présence d’un symbole religieux dans ses locaux.

Cet aspect hétéroclite est en réalité la résultante d’une évolution politique plus ancienne.

Contexte historique

Dès l’origine du Canada, deux Eglises coexistent, l’Eglise anglicane et l’Eglise catholique romaine : A la conquête britannique, en 1759, le pays est majoritairement catholique, mais la puissance coloniale évitera d’imposer à la Nouvelle France un statut de religion d’Etat à l’Eglise anglicane, préférant la recherche d’une coexistence pragmatique chargée de gérer la liberté religieuse.

Ce cheminement est jalonné par plusieurs dates :

** 1763, avec l’octroi de la liberté de religion aux catholiques.

**1774 : Suppression de l’obligation qui était faite aux catholiques (serment du Test) obligeant ceux-ci à abjurer leur fidélité au Pape, s’ils voulaient accéder aux fonctions publiques. Le principe de l’Eglise établie, en vigueur en Angleterre avec l’Eglise anglicane, n’a jamais pu être imposé au Canada.

**1867 : La loi constitutionnelle de la fédération canadienne ne précise pas les rapports Eglises-Etat.  Cette loi, tout en ignorant complètement la liberté religieuse, ne précise aucunement le financement public du religieux et de ses bâtiments.

**1982 : Pour la première fois, une nouvelle constitution canadienne fait référence dans son préambule à Dieu dans la formule : « Le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissant la suprématie de Dieu et la règle du droit »

… et politique

Dans un pays constitué par l’immigration, la commission Bouchard-Taylor recommandait de définir le modèle interculturel québécois, en prenant en compte, à la fois, ses valeurs démocratiques et laïques, mais aussi son histoire et sa population. Elle soulignait la nécessité de préciser les contours d’une identité québécoise, en insistant sur la nécessité de dissocier diversité religieuse et immigration. Elle insistait  sur l’intégration socio-professionnelle réelle des nouveaux arrivants afin d’éviter tout repli identitaire. Le modèle européen, et particulièrement français, a inspiré les travaux de cette commission.

A la suite de la recommandation du rapport Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, demandant la production d’un livre blanc sur la question, le Conseil du statut de la femme sur la laïcité  émettait un avis intitulé : « Affirmer la laïcité, un pas de plus vers l’égalité réelle entre les femmes et les hommes. » Cet avis préconisait la constitution d’une commission parlementaire sur la laïcité destinée à définir plus clairement les balises de la laïcité de l’Etat. Au même moment, le gouvernement Marois  tentait d’encadrer le port du voile intégral dans les services publics, en introduisant à l’Assemblée nationale un projet de loi 94 qui imposait que les services publics fournis par les fonctionnaires des institutions étatiques le soient à visage découvert, de même que pour les usagers.

Un sondage effectué alors (Angus Reid) révélait que 95% des Québécois, et 80% des Canadiens étaient favorables à ces dispositions. Ce même sondage révélait également que la population était massivement hostile aux « accommodements » pratiqués jusque-là,  contestés depuis 2007. On assiste alors à un retour en force des religions, y compris minoritaires, qui se lancent à la reconquête de l’espace public pour promouvoir une laïcité dite « ouverte ».

Les « accommodements raisonnables ».

Les québécois pensaient au début des années 2 000 que leur province pouvait s’inspirer de grandes démocraties comme les Etats-Unis, le Royaume Uni, le Canada, l’Inde, la Belgique ou les Pays-Bas  qui avaient adopté des formules « d’accommodements» entre un Etat laïque et les religions, alors que nombre d’observateurs contestent que ces Etats soient réellement laïques.

Le Québec ajoutait alors à ce système d’adaptations, d’avantages accordés aux religions, de dérogations à la laïcité, le qualificatif de « raisonnable ». La définition en était difficile : Elle supposait , empiriquement, que ces concessions aux religions ne devaient pas aller trop loin , de ne pas générer des « contraintes excessives », de ne pas entrer en contradiction avec les intérêts des institutions publiques et des entreprises privées, ne pas induire des coûts excessifs , ne pas imposer des contraintes sociales à la majorité, ou enfreindre la sécurité et les libertés publiques. La difficulté était de fixer des normes pour y parvenir de manière uniforme, des « lignes rouges », sans pour autant légiférer.

Alors le philosophe politique canadien, Charles Taylor, a tenté de théoriser les principes de « l’accommodement raisonnable » dans une démocratie laïque en avançant qu’il s’agit d’une « loi tolérante ». Celle-ci fonderait une société sur « le respect de la pluralité et de l’égalité des perspectives religieuses et morales, tout comme des conceptions du monde et du Bien ». Elle impliquerait « la protection de la liberté de conscience et de religion », en posant que « la considération des différences des minorités ne signifie pas imposer des préférences à la majorité ».

Le 8 février 2007, le Premier ministre libéral Jean Charest annonçait la formation de la « Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles », communément appelée : Commission Bouchard-Taylor. A cette occasion, le Premier ministre précisait les valeurs qui définissent le Québec :

« Le Québec est une nation. Notamment par son histoire, sa langue, sa culture et ses institutions. La nation du Québec a des valeurs, des valeurs solides, dont entre autres : – L’égalité entre femmes et hommes : -La primauté du français ;-La séparation entre l’Etat et la religion. Ces valeurs sont fondamentales. Elles sont à prendre avec le Québec. Elles ne peuvent faire l’objet d’aucun accommodement. Elles ne peuvent être subordonnées à aucun autre principe. »

Pour autant ces valeurs n’ont fait l’objet d’aucune consécration constitutionnelle ou législative

Mais apparaissait un projet de loi 94 « établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’administration gouvernementale et dans certains établissements », déposé à l’Assemblée nationale par ce même Premier ministre Jean Charest.

Sa ministre de la justice  affirmait alors que cette loi « tranche » en faveur d’une laïcité ouverte, ce qui induisait que tout ce que le projet de loi n’interdisait pas explicitement est autorisé de facto.  Ainsi par exemple, si le projet ne mentionne nullement le port de tous les signes religieux, il faut en déduire  que le port du niqab est autorisé.

Le projet de loi 94 établit comme « balises » générales, le principe de l’égalité des femmes et des hommes, ainsi que celui de la liberté religieuse, mais il ne mentionne pas une interdiction du port de la burqa et du niqab dans les rapports entre citoyens et employés des services publics.

Plusieurs autres ambiguïtés lui seront fatal : Par exemple, tout en subordonnant « tout accommodement au respect de la Charte des droits et libertés de la personne, notamment du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes », ce projet de loi ne peut affirmer que l’Etat doit être neutre envers les religions, et dans le même temps accepter que ses employés affichent ostensiblement leurs croyances religieuses dans l’exercice de leurs fonctions. A cela s’ajoute le fait que le gouvernement ne peut prétendre respecter la neutralité de l’Etat et continuer à subventionner les écoles confessionnelles privées.

Cette approche faisait le pari de l’existence de religions dites « modérées ». Mais pour Wassyla Tamzali, avocate féministe algérienne, ancienne directrice du programme sur la condition des femmes à l’UNESCO : « L’islam modéré, ça n’existe pas ». Elle estime qu’au Québec, tout comme en France et en Europe, les islamistes « se sont installés à la faveur de la démocratie, de la laïcité et du multiculturalisme, alors qu’ils ne sont ni démocrates, ni laïques, ni multiculturels. »  Au Québec, insiste-t-elle, « la liberté de religion n’existe pas. Ce qui existe, c’est le privilège d’exercer sa religion dans les pays démocratiques », un privilège qui « doit se vivre dans la sphère privée. »

Quelques problématiques liées à la laïcité.

Au cours des dernières années, le Québec s’est enlisé dans de multiples revendications contraires à la laïcité, qui n’ont pas trouvé de solutions satisfaisantes dans des « accommodements raisonnables », et qui ont parasité la vie publique. On peut citer quelques situations symptomatiques de la difficulté de préciser pratiquement la place du religieux dans l’espace civique et les institutions publiques :

  • Concernant les signes religieux ostentatoires, les décisions et revirements se sont multipliés.

Par exemple, le ministère de l’immigration est intervenu en novembre 2013, pour expulser d’un cours de francisation destiné aux immigrés, une femme d’origine égyptienne qui refusait de dévoiler son visage en classe (niqab). Le ministère du confirmer son refus par écrit. La personne s’en est servie pour déposer une plainte pour discrimination auprès de la Commission des droits de l’homme. L’élève a obtenu de suivre les cours de dos, par rapport à son professeur, en fond de classe.  La porte-parole de Présence musulmane, Leila Bdair, donne sa définition de la laïcité : « La laïcité, ça ne veut pas dire d’effacer tout signe religieux de l’espace public. La laïcité, c’est d’empêcher que les valeurs d’un groupe religieux prime sur celles d’un autre, c’est éviter de privilégier un groupe en particulier ».

Autre exemple, dans la Gendarmerie royale du Canada, de même que sur le port de Montréal, le port du Kirpan, du turban ou du voile islamique est autorisé. Seulement la difficulté réside dans le fait que ces couvre-chefs ne peuvent tenir lieu de casques de protection, sauf à pouvoir les doubler d’une gaine en acier. Si la Cour d’appel du Québec avait donné tort aux parents d’un jeune sikh qui voulait porter son couteau rituel sur lui, à l’école, la Cour suprême du Canada avait ensuite cassé cette décision, sur les mêmes motifs.

  • Les objets religieux sont admis dans la vie publique, non sans hésitations :

Par exemple, les fêtes de Noël ouvrent des polémiques. Une directive, par la suite annulée, interdisait toute décoration de Noël (sapins guirlandes…) dans les 118 bureaux de Service Canada. Par ailleurs la ville de Mont-Royal décidait de supprimer la crèche édifiée traditionnellement devant la mairie.

Mais c’est le fameux crucifix du Salon bleu qui a provoqué récemment la plus large polémique. En effet, à l’Assemblée nationale du Québec, un crucifix trône au-dessus de la présidence. De même, une statue du Sacré-Cœur trône dans l’enceinte du Parlement. Après d’interminables débats sur la nécessité ou non de le déposer, le ministre Drainville, au nom du gouvernement, a annoncé qu’il sera maintenu au nom du patrimoine, tout au moins jusqu’à l’adoption de la Charte de la laïcité.

Par ailleurs, le Tribunal de la Commission des droits de la personne a ordonné au maire de Saguenay de cesser de réciter une prière catholique au début de chacune des réunions du conseil municipal, de retirer les objets religieux de la salle du conseil, ce que ce maire a refusé. Alors qu’à la mairie de Montréal le rituel de la prière en début de séance a cessé dès 1986, plus de 300 municipalités  perpétuent cette pratique encore aujourd’hui.

  • Le statut personnel pose également problèmes au Québec :

Alors que la province canadienne de l’Ontario envisage de légaliser des tribunaux islamiques, le Code civil du Québec interdit les arbitrages religieux. Le Conseil musulman de Montréal envisage néanmoins de structurer davantage sa médiation, dans le cadre des dispositifs juridiques existant.  En effet, rien n’empêche des croyants de s’adresser à des médiateurs religieux de leur choix, qui ne sont du reste pas accrédités, sans saisir la justice. Le Conseil musulman veut prendre pour modèle les tribunaux rabbiniques qui existent au Québec depuis 1922. Le tribunal rabbinique (Beth Din) entend environ 300 causes par an, dont la moitié porte sur des questions familiales. Dans 99% des cas, les requérants acceptent de se soumettre à la décision rabbinique. Pour qu’une médiation puisse avoir valeur légale, elle doit cependant être homologuée par un juge, qui a la faculté de l’annuler si elle est contraire à l’ordre public.

  • L’éducation publique est un champ de confrontations :

Le système scolaire québécois n’est plus confessionnel depuis l’amendement constitutionnel de 1998 par lequel catholiques et protestants ne peuvent plus faire de l’école un lieu d’appartenance religieuse. Mais la Cour supérieure du Québec réintroduit « la suprématie de Dieu » dans le domaine de l’éducation. Dans ce contexte, le ministère de l’Education, du Loisir et du Sport (MELS) a instauré un programme obligatoire d’Ethique et de culture religieuse (ECR) qui se développe sur dix années d’enseignement du primaire et du secondaire. Selon le rapport Bouchard-Taylor dont il s’inspire, ce programme doit enseigner la « culture religieuse » afin de développer « les aptitudes nécessaires au vivre-ensemble, dans le contexte d’une société diversifiée ».

Ce programme n’a cessé d’être une pomme de discorde : Des parents catholiques dont les enfants sont inscrits à l’école publique de Drummondville et de Granby ont demandé à la Cour supérieure que leurs enfants soient exemptés de ces cours. Ils ont été déboutés en première instance.

En application des « accommodements » que les chefs d’établissements scolaires sont tenus de rechercher, la direction d’une école maternelle du quartier Saint-Michel permet à une jeune musulmane  de placer sur ses oreilles un casque anti-bruit l’empêchant d’écouter de la musique diffusée occasionnellement en classe, ou lorsque ces petits camarades chantent parce que  ses parents estiment que cela est interdit par sa religion.

Après avoir permis l’enseignement religieux dans les garderies de jeunes enfants subventionnées par le Québec, le ministre de la Famille du gouvernement Charest faisait volte-face en mars 2010, en l’interdisant

  • L’éducation privée

Pour sa part une école privée catholique la Loyola High School, refuse de dispenser ce cours, le jugeant « relativiste et laïque ». La Cour supérieure a annulé le refus d’exemption prononcé par le ministère, estimant que ce cours ECR divise plutôt qu’il ne favorise le « vivre-ensemble ». Elle permet à ce collège privé de donner le cours d’éthique et de culture religieuse en y introduisant une dimension catholique, ce que refuse le premier ministre d’alors, Jean Charest.

En 2010 le ministère de l’Education finançait près de 300 écoles primaires et secondaires privées, pour la plupart confessionnelles, qui accueillaient quelque 125 000 jeunes. La majeure partie (60%) de leur financement était assurée par l’Etat qui leur versait au total environ un demi-milliard de dollars annuellement.

Il faut rappeler qu’un règlement d’application de la Loi sur l’enseignement privé permet à un établissement de remplacer un cours inscrit dans les programmes de tous les enfants, par un « cours équivalent ». C’est ce « compromis raisonnable » qui avait été appliqué par l’école Loyola.

En février 2010, le ministre de l’Education en exercice, Michelle Courchesne avait proposé des changements dans le calendrier scolaire afin de permettre aux écoles juives orthodoxes, qui donnaient illégalement des cours de religion sur les heures d’enseignement règlementaire durant la semaine, de dispenser cette formation le week-end. Or le régime pédagogique englobe tous les établissements du Québec sur la base de 180 jours d’enseignement.

A cette jurisprudence incertaine s’ajoute des projets de lois contradictoires, tel le projet de loi 16 visant la gestion de la diversité culturelle au sein de l’administration publique Le Mouvement laique québécois souhaite l’abolition de ce cours, estimant qu’il donne aujourd’hui plus de place à la religion dans le cursus scolaire qu’il en donnait dans l’ancien système.  Il déplore que ce cours obligatoire ne laisse plus la possibilité aux parents de choisir pour leurs enfants ou de donner la priorité aux Droits de l‘homme, ou à la philosophie.

  • Liberté de religion : Une jurisprudence évolutive.

Depuis la Charte des droits et libertés du Québec et la Charte canadienne de 1982, la Cour suprême du Canada qui, initialement donnait une interprétation large et libérale du principe de liberté de religion et de conscience, a sensiblement évolué dans ses arrêts récents, dont nous évoquerons quelques exemples :

*Favorisant « la croyance subjective sincère » en matière de liberté religieuse les juges ont permis l’installation de constructions rituelles provisoires (Souccahs) sur des balcons des appartements d’une résidence du Mont-Royal, alors que la convention de copropriété le proscrivait clairement. (Affaire Amselem -2004).

*Mais la Cour d’appel du Québec a rendu par ailleurs des décisions opposées à celles de la Cour suprême du Canada, dans d’autres affaires (Commission scolaire de Chambly- 1994 et Congrégation des Témoins de Jéhovah -2004).

*La Cour suprême a évolué dès 2007 en favorisant la valeur d’égalité entre hommes et femmes sur la liberté de religion, dans l’affaire Bruker c. Marcovitz. Dans ce cas de divorce judaïque, l’époux a été obligé d’accorder le get (autorisation de séparation) à son ex- épouse, après l’avoir refusé, et cela au nom de sa liberté religieuse. Dans ses attendus, le jugement précise : « Le droit à la protection des différences ne signifie pas que ces différences restent toujours prépondérantes. Celles-ci ne sont pas toujours compatibles avec les valeurs canadiennes fondamentales et par conséquent, les obstacles à leur expression ne sont pas tous arbitraires. »

*En illustration de cette évolution jurisprudentielle, on citera également  l’arrêt Alberta c. Hutterian Brethren Colony (juillet 2009) qui valide la législation de l’Alberta qui impose depuis 2003 la photographie sur les permis de conduire. Les membres de cette colonie refusent de se faire photographier pour des raisons religieuses. Pour justifier sa décision, la Cour avance que « pouvoir conduire une automobile sur les voies publiques ne constitue pas un droit, mais un privilège », ajoutant que la notion d’accommodement raisonnable ne s’applique pas à l’action législative de l’Etat, mais uniquement aux rapports privés entre individus ou à des situations marquées par des circonstances précises.

Nombreux sont les québécois qui considèrent que ces « marchandages » de la laïcité ont à présent fait long-feu, particulièrement après l’échec du projet de loi 94, début 2010. A quoi aurait alors servi un tel débat avec les commissaires Bouchard et Taylor alimenté par 900 mémoires, un rapport de 300 pages et un engagement de 3,7 millions de dollars par le gouvernement Charest ?

L’échec d’une laïcité empirique

Suffirait-il, pour déclarer que le Québec est une province laïque, d’accepter, par exemples, que des sikh policiers et gendarmes portent le turban traditionnel ? Que des jeunes filles portent un foulard islamique à l’école ? Que l’école de  technologie supérieure de Montréal ait aménagé un lieu de prière ? Que les fenêtres des salles de sport du YMCA du Parc, à Montréal, soient « givrées », à la demande de la communauté juive hassidique du quartier, afin que l’on ne puisse pas apercevoir les filles ? Ou que le sapin de Noël installé devant l’hôtel de ville de Montréal soit rebaptisé « arbre de vie ?

Pendant vingt ans , le Canada a expérimenté cette philosophie, pour finir par donner naissance à des replis communautaires : La liberté de port du hidjab par les enseignants a soulevé la question du prosélytisme et du « devoir de réserve » des professeurs ; l’octroi de locaux religieux dans les écoles, les administrations, les entreprises a ouvert la voie à des ségrégations envers les filles ; la multiplications des demandes de congés à l’occasion de fêtes religieuses a désorganisé des entreprises ; le quartier d’Outremont, à Montréal, a été paralysé en 2001 par une barrière délimitant une zone religieuse (Erouv) demandée par des juifs orthodoxes ; l’état civile fut remis en cause lorsqu’en 2005, le gouvernement promettait aux imams de pouvoir régler les litiges des familles musulmanes en cas de divorce ou de décès, droit d’arbitrage déjà reconnu aux chrétiens et aux juifs, qui a finalement été supprimé étant contraire à l’état de droit démocratique.

La « laïcité ouverte » prônée par la Commission Bouchard-Taylor  est en réalité davantage une conception de la liberté religieuse plutôt qu’une définition de la laïcité. Elle met d’accent sur le droit individuel au détriment de l’organisation de la société. Il en résulte une prééminence des choix individuels sur l’intérêt commun ou  sur les orientations démocratiquement décidées, notamment en matière d’égalité hommes-femmes. Le concept mis en évidence par Habermas selon lequel la primauté des raisons séculières doit être la source de la normativité sociale, politique et juridique est mis en échec.

(A suivre)

II : Débats incertains autour d’un projet de Charte de la laïcité

Les débats nourris qui mobilisent aujourd’hui le Québec, à l’occasion du projet de Charte de la laïcité, portent sur plusieurs thématiques :

Intégration et laïcité.

Les problématiques qui marquent la laïcité au Québec s’inscrivent dans un débat, toujours nourri, au regard de principes tels que ceux du multiculturalisme, de l’interculturalisme, du communautarisme, ou de l’égalité entre femmes et hommes. Cette laïcité, qu’elle soit qualifiée d’ouverte ou de stricte, n’est pas définie, en dépit du fait que la Constitution du Canada de 1982, à laquelle la province du Québec est soumise, fixe comme doctrine politique le multiculturalisme.

Pour le sociologue Gérard Bouchard, le débat sur l’identité nationale  « sème la confusion » entre multiculturalisme et interculturalisme qui empêche un modèle d’intégration « conforme aux exigences de la démocratie et du droit, capable d’articuler efficacement la double obligation d’assurer l’avenir de la francophonie québécoise et de respecter la diversité ». Ce modèle est présenté comme une troisième voie entre la laïcité française et le multiculturalisme canadien.

Communautarisme et multiculturalisme

Pour certains observateurs, le concept de multiculturalisme serait binaire, plutôt que multiple, en ce qu’il concernerait deux groupes, le majoritaire ou « dominant » face au groupe minoritaire, reproduisant la dichotomie oppresseur/opprimé. Pour l’ancien bâtonnier du Barreau de Montréal, Me. Julie Latour, plutôt que l’adhésion au multiculturalisme ou à l’interculturalisme, la solidarité sociale est une valeur collective qui revêt une grande importance au Québec  dans de multiples législations et mesures sociales, telles que le droit du travail et de l’emploi, le Code civil la protection de la jeunesse ou la protection de l’orientation sexuelle.

Le multiculturalisme canadien se trouve aujourd’hui confronté aux défis lancés par des groupes intégristes religieux qui veulent imposer des messages politiques régressifs. La crise aiguë que traverse le multiculturalisme pourrait avoir des incidences néfastes sur l’unité nationale canadienne, estime Caroline Fourest (La dernière Utopie. Menaces sur l’universalisme –Grasset 2010). Elle souligne que le modèle d’accommodement québécois préconise des solutions et des antidotes très différents de ceux proposés par le modèle d’accommodement canadien.  Les décisions de justice ne sont pas compatibles.

Pour Djemila Benhabib, journaliste et militante de la laïcité le danger vient de l’islam politique qui a un nouveau visage et un marketing rénové, avec la complicité active ou passive d’une gauche multiculturelle qui « n’est jamais vraiment sortie de l’anti-impérialisme américain et du discours anticolonial, restant toujours prisonnière du relativisme culturel » (Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident-Ed. H&O). Elle estime que la liberté de religion poussée à l’extrême sert indirectement les fondamentalismes.  Elle affirme que les lobbies politico-religieux au Québec, extrêmement puissants, bénéficient des subsides en provenance du Qatar, de l’Arabie saoudite ou de l’Iran.

Pour le sociologue Guy Rocher, même le Canada anglophone se demande aujourd’hui si le multiculturalisme ne favorise pas la  ghettoïsation et ne permet plus d’intégrer les immigrants

Les droits des femmes

Au Québec la question de l’égalité entre hommes et femmes est placée au cœur du débat sur la laïcité.

Après qu’en 2007 le Québec ait amendé sa Charte des droits de la personne pour y ajouter le principe de l’égalité entre les hommes et les femmes, le combat  des féministes se porte à présent sur le projet de Charte de la laïcité. Pour la présidente du Conseil du statut des femmes, « les trois religions monothéistes continuent d’être discriminatoires à l’égard des femmes », il faut les évacuer de l’Etat, car « quand l’Etat n’est plus associé à la religion, il y a une plus grande garantie d’égalité des sexes ».

Mais la réaction n’est pas unanime : Craignant de stigmatiser  les communautés musulmanes, la Fédération des femmes du Québec a adopté au printemps 2009 un double principe de non-obligation et de non-interdiction du voile islamique

Constitutionnaliser la laïcité ?

Faut-il inscrire la laïcité dans la constitution du Canada ? La question est posée de manière récurrente depuis des décennies. Les avis sont partagés : Pour certains constitutionnalistes, cela serait inutile puisque cette laïcité serait déjà prévue implicitement. Pour l’opposition parlementaire (sénateur Richard Miller), il s’agirait d’une proposition de loi  invoquant un Etat neutre et impartial, et non pas laïque, donnant légitimité à un courant philosophique laïque. Plusieurs députés de la majorité FDF ont déposé en 2012 une proposition de loi constitutionnelle portant sur la séparation des Eglises et de l’Etat mais aussi sur l’égalité hommes-femmes et sur les libertés fondamentales. Le député Olivier Maingrain ne cache pas qu’il vise un parti politique précisément, le « Parti Islam », dont « les candidats ne pourraient pas se présenter s’ils ne souscrivent pas à ces engagements fondamentaux ».

Le gouvernement de Pauline Marois n’a néanmoins pas pris d’initiative en la matière se contentant, dès sa constitution, de créer une direction en matière d’identité et de laïcité au sein du Secrétariat aux institutions démocratiques et à la participation citoyenne, confié à Bernard Drainville.

Les positions des cultes…

** Catholique : C’est par la voix du nouveau cardinal nommé par le Pape, Mgr Gérard Cyprien, archevêque de Québec que l’Eglise catholique romaine a exprimé ses profondes réserves contre le projet de Charte de la laïcité. Le cardinal a estimé que le gouvernement du Parti québécois avait « dépassé la mesure » expliquant : « Je comprends que le gouvernement peut souhaiter que certains employés de l’Etat ne portent pas de signes religieux ostentatoires. Un juge, un policier et quelques autres, mais pour la plus grande partie de la population, je pense que l’on doit être en mesure d’exprimer sa foi sans l’imposer à qui que ce soit ». Il ajoutait : « La liberté de pouvoir exprimer notre foi en privé comme en public est un droit que nous donne la Charte des droits et libertés ». Il dénonce dans le projet gouvernemental une volonté de susciter la méfiance entre communautés en affirmant : « Je trouve qu’au lieu de rassembler le peuple québécois, (le projet) a semé beaucoup de division ». Mgr Lacroix se prononce enfin pour le maintien des « accommodements nécessaires ».

Pour sa part, le pasteur protestant de Montréal, Réal Gaudreault, organisait une « Marche chrétienne »  qui a réuni un millier de personnes, derrière  une grande croix portant l’inscription : « On marche avec Jésus ». Il lançait à son public : « Comme citoyens, comme payeurs de taxes, on fait partie de la vie sociale. Il y a une tendance, depuis plusieurs années, sur la laïcité, de vouloir tasser les symboles chrétiens, comme si notre opinion n’est pas valable ». Selon ce pasteur, les lois adoptées dans la province font de plus en plus en sorte que les chrétiens doivent vivre leur religion dans « leurs salons », alors que les athées, eux, ont le champ libre.

** Juif : Estimant que le projet de Charte proposé par le gouvernement Marois est « une mauvaise solution à un problème inexistant », les représentants de la communauté juive du Québec (Fédération CJA et Centre consultatif des relations juives et israéliennes)  a déposé un mémoire contre le projet de loi 60.

Arguant que le projet de loi présente de graves entorses aux libertés de religion et d’expression protégées par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et par la Charte canadienne des droits et libertés, la communauté juive se déclare prête  à aller devant les tribunaux si  la loi était adoptée. Toutefois, elle refuse de se joindre aux autres cultes afin de ne pas donner l’impression que le débat sur la Charte des valeurs québécoises oppose des minorités religieuses à la majorité, alors qu’elle estime que ce projet de Charte divise la société québécoise bien au-delà des distinctions tracées par la langue, la culture ou la religion.

Le Congrès juif québécois craint que sa position  ne « l’ostracise » dans la société. Son président affirme à propos du Parti québécois : « Dans des propos récents, il semble y avoir un ton d’intolérance mais je n’irai pas jusqu’à y voir de l’antisémitisme. Cependant, la communauté juive est très inconfortable aujourd’hui. Après 250 ans de contribution à la société québécoise, on ne s’attendait pas à ça. ».

Pour sa part, l’Hôpital général juif, déclare dans sa contribution écrite au débat qu’il « s’oppose fermement » au projet de loi 60, « parce que l’interdiction du port des symboles religieux imposée au personnel du secteur de la santé est un geste profondément discriminatoire et insultants pour ces travailleurs ». Il faut ajouter que lors des auditions devant la commission de l’Assemblée nationale, une association a demandé l’interdiction de la circoncision rituelle.

** Musulman : Les  réactions des musulmans du Québec, d’origines et d’obédiences très diverses, tournent autour du port du voile. Dès 2008, une femme voilée, Samira Laouni, entrait en lice en politique, sur une liste NPD. Elle anime aujourd’hui un groupe  « Communication pour l’ouverture et le rapprochement interculturel –COR » qui, tout en dénonçant des accommodements « farfelus », comme celui de l’étudiant musulman de l’Université York qui refusait de faire un travail d’équipe avec des femmes, refuse « absolument, fermement et catégoriquement » qu’on force des employés de l’Etat à faire un choix « odieux » d’enlever leur signe religieux ostentatoire ou quitter leur emploi.

Les « accommodements raisonnables » ont permis à la Cour d’appel de l’Ontario d’autoriser une femme à témoigner le visage voilé par un niqab. Par ailleurs, l’administration pénitentiaire du Québec autorise désormais les agentes correctionnelles à porter un hijab dans les prisons. « Le ministère fournira le hijab aux agentes qui en feront demande écrite, en raison de la pratique de leur religion », a précisé en 2011 le ministre de la justice.

Le deuxième sujet de débat s’est développé depuis l’automne 2003, à la création en Ontario de l’Institut islamique de justice civile (IIJC), tribunal d’arbitrage dont les jugements appliqueront la Charia. Le Conseil musulman de Montréal souhaite s’en inspirer pour le Québec, en matière de privatisation du droit de la famille.

Les revendications des musulmans se sont multipliées par ailleurs : Ainsi, le Congrès islamique du Canada a « exigé » de nouveaux accommodements dans les établissements de santé canadiens et québécois : Seul du personnel féminin (médecins, infirmières, aides-soignantes, techniciennes…) peut être en contact avec des patientes musulmanes, sauf lorsque le pronostic de vie est engagé. Il demande qu’en cas d’urgence médicale, la patiente musulmane doit d’abord tenter d’obtenir l’aide d’un médecin musulman, de sexe féminin, et à défaut un médecin musulman de sexe masculin.

Le Centre islamique de l’Outaouais a intimé à la ville de Gatineau de prendre position sur la Charte de la laïcité,  soutenant que le projet du Parti québécois menace la cohésion sociale, alimente la xénophobie et pourrait provoquer un exode vers Ottawa.

** Autres croyances : Les « Témoins de Jéhovah », reconnus comme adeptes d’une religion au Canada, mais classés parmi les sectes en France, ont lancé une campagne visant à montrer des « preuves scientifiques de l’existence de Dieu ». Son porte-parole affirme : « On prouve que Jéhovah est un personnage réel et qu’on peut prouver son existence ».  Ces « créationnistes » déplorent que « nos jeunes dans les écoles soient exposés à la théorie de l’évolution de Darwin ».

Les minorités visibles : Dans un pays constitué par l’immigration, les « minorités visibles » sont officiellement reconnues et démographiquement évaluées. Selon l’office Statistique Canada, dans le Grand Montréal métropolitain elles constituaient 16% de la population en 2006, et doubleront (31%) en 2031. Les musulmans étaient 4,2% en 2006, ils passeront à 11,2% en 2031.

En 2006, les Noirs  formaient le groupe le plus important parmi les minorités visibles, avec 7,8%, suivis par les Arabes (2,8%) qui passeront à 7,5% en 2031.

Le débat des intellectuels….

Au cours des cinq dernières années, l’avenir de la laïcité au Québec a mobilisé de manière quasi continue les intellectuels du pays en de multiples colloques, manifestes ou tribunes publiques dont on peut citer quelques exemples :

*Dès 2009, la Revue Diversité urbaine de l’Université de Montréal proposait une analyse des différentes modalités de reconnaissance de la diversité religieuse, « à partir d’une perspective comparative qui tienne compte de la différenciation historique et sociale de la régulation étatique ». Sous la direction de Micheline Milot et de David Koussens, cette étude démontrerait que, comparé à la France et à l’Angleterre, le modèle québécois apparait nettement comme « le plus flexible, le plus innovateur, celui qui, en tout état de cause, a su développer une vraie prise de distance par rapport à l’épineuse gestion du pluralisme religieux » L’enquête portait sur deux domaines : la place dévolue à la religion dans l’espace scolaire, et la question de l’arbitrage religieux dans le droit familial.

*Une année plus tard, le Manifeste pour un Québec pluraliste, lancé par le professeur à la faculté de philosophie de l’Université Laval, Jocelyn Maclure  (3 février 2010) tente de situer le débat entre les deux tendances majoritaires en proclamant : «  On assiste à une alliance qui semblait plutôt improbable entre des groupes qui veulent refouler le religieux hors de la sphère publique et des nationalistes conservateurs qui voient le Québec d’aujourd’hui comme ayant trop concédé à la diversité culturelle ». Les signataires invitent les élus et les citoyens à clarifier la notion de « laïcité ouverte ». Ils considèrent  qu’il ne faut pas interdire purement et simplement toute manifestation d’appartenance religieuse dans la sphère publique, car cela  aurait un effet discriminatoire. Par contre, ils font valoir qu’il est légitime de limiter les signes religieux dans les services publics. Pour eux le Québec forme une nation qui doit viser au rapprochement des différentes composantes de la population, plutôt qu’un modèle de société dans lequel différentes communautés vivraient cote à cote sans se mélanger. Jocelyn Maclure se démarque du projet de Charte de la laïcité, et souhaite soutenir le « Programme éthique et culture religieuse » attaqué aussi bien par les nationalistes conservateurs que par les tenants d’une laïcité stricte.

*En réplique, dans une déclaration intitulée « Pour un Québec laique et pluraliste » (Journal Le Devoir, mars 2010), une centaine d’intellectuels, réunis derrière l’anthropologue Daniel Baril et le sociologue Guy Rocher, défendent la nécessité que « l’Etat et ses institutions s’obligent à une totale neutralité à l’égard des convictions religieuses » des citoyens. Ils estiment qu’il est nécessaire d’éliminer tous les signes religieux afin que les citoyens « aient l’impression que la neutralité veut dire quelque chose, ce que le rapport Bouchard-Taylor ne pose pas clairement. » Il estime qu’actuellement on utilise la somme des accommodements raisonnables pour déterminer ce qu’il reste pour la liberté et la neutralité de l’Etat, alors qu’il faudrait faire le contraire, et ensuite déterminer les exemptions et les accommodements qu’il faudrait mettre en œuvre.

*Au cours d’un colloque international (Université de Montréal ; 11 mai 2010) sur les relations entre laïcité, religions et Etat moderne étaient évoquées plusieurs thématiques telles que les relations entre laïcité et multiculturalisme, les relations avec les sociétés arabes et musulmanes contemporaines, ou la médecine et les soins confrontés aux différences de croyances et de traditions.

*Pour sa part, un collectif d’universitaires de la faculté de droit de l’Université de Montréal a publié une tribune sous le titre : « Laïcité juridique et sociale, il est grand temps ! » (Journal Le Devoir ; 27 septembre 2010) dans lequel il réclamait une charte de la laïcité et la fin des accommodements pour motifs religieux. Il revendiquait l’établissement de « rapports sociaux laïques dans l’espace public ».

            …Contre : ** La Commission des droits de la personne soutien que le projet de Charte de la laïcité est « un net recul pour les droits et libertés de la personne ». Elle affirme que ce projet de Loi 60 accroitrait les risques de conflits dans la population québécoise, en plus de « compliquer le traitement des demandes d’accommodement raisonnable ».

** Pour Louise Arbour, qui fut Haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations unies,  qui a siégé à la Cour suprême du Canada (1999-2004), et fut procureure au Tribunal pénal international, le projet de loi mené par Bernard Drainville entraine « des conséquences odieuses », qui « portent atteinte à la liberté de religion ». Faisant référence aux femmes musulmanes qui portent le hijab, elle estime qu’ « il est particulièrement odieux d’en faire payer le prix à des femmes déjà marginalisées et pour qui  l’accès à l’emploi est un facteur clé à la fois d’autonomie et d’intégration ». Sa charge contre la Charte de la laïcité est violente lorsqu’elle affirme que celle-ci « nous incite à céder au chant des sirènes. Ce chant évoque l’image nostalgique d’une société homogène catho-laique, où nos symboles religieux nous paraissent inoffensifs (…) alors que ceux des autres feraient au contraire peser une menace permanente sur nous ». Elle affirme également que la protection des libertés fondamentales est particulièrement importante lorsque vient le temps d’imposer des limites aux minorités. (7 février 2014)

** Le ton monte encore avec le recteur de l’Université de Montréal, Guy Breton,  qui va jusqu’à faire un parallèle entre le projet de Charte de la laïcité du gouvernement Marois, avec le régime dictatorial de Franco, en Espagne.  Il a prétendu que ce projet de loi 60 présentait pour son université « un risque d’entrave à la liberté académique, qui est le socle de l’institution universitaire dans tous les pays démocratiques ».

** Autre réaction négative, la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) explique dans un mémoire présenté à la commission parlementaire que la Charte de la laïcité ne devrait pas s’appliquer aux médecins, ni aux autres professionnels de santé. Elle avance comme argument que les médecins de famille ne sont pas des employés d’Etat, et  qu’empêcher les signes religieux dans les établissements de santé est un « faux problème ».

** L’Association étudiante pour une solidarité syndicale étudiante (ASSE) appelle à manifester le 31 mars contre le projet de loi accusé « d’instrumentaliser le féminisme à des fins électorales ».

** D’autres minimisent les phénomènes religieux dans l’espace public en affirmant : « Nous avons un territoire à développer, cinq fois plus grand que la France et une population six fois moindre. Nous avons besoin des immigrants pour nous aider à le faire ». Estimant que cette « idée de Charte sème la haine dans nos communautés », ils veulent croire que « nombre de musulmans, arrivés chez nous, n’ont pas mis beaucoup de temps avant de délaisser leur voile volontairement. Il en reste quelques-unes qui restent attachées à leurs coutumes, mais soyons confiant qu’elles finiront par épouser les nôtres. Certaines féministes pures et dures les qualifient de dangereuses pour l’égalité des hommes et des femmes ».

*** Certaines voix, sans s’opposer à la Charte de la laïcité, suggèrent plutôt de modifier, dans le même sens, la Charte des droits et libertés fondamentales dont se sont dotés, il y a plus de 30 ans, le Québec (1975) et le Canada (1982). Ces deux chartes dites également des Droits de l’homme, octroient des libertés fondamentales aux citoyens, parmi lesquelles celles d’opinion, d’association et de religion. Mais en réalité celles-ci ont été par la suite encadrées. Il en est par exemple de la Loi sur la fonction publique du Québec qui limite, sans les nier, quelques-unes de ces libertés, lorsqu’il s’agit des fonctionnaires de l’Etat. Elles interdisent déjà aux fonctionnaires d’afficher leurs opinions politiques ou idéologiques, tout en permettant de montrer leurs convictions religieuses. La réserve des fonctionnaires pourrait être élargie à celles-ci.

**Un groupe de juristes rappelle que la Charte québécoise des droits est hiérarchiquement soumise à la Charte canadienne des droits. Afin de renforcer la portée de la première, ils proposent de lui ajouter deux nouveaux articles : D’une part que le principe de laïcité et de neutralité de l’Etat soit défini dans la Charte québécoise ; d’autre part qu’il soit précisé que tous les droits et libertés énoncés soient interprétés conformément au principe de la laïcité.

La député Fatima Houda-Pépin va dans le même sens, appuyée par la Fédération autonome de l’enseignement, qui regroupe huit syndicats. Par ailleurs la député indépendante a déposé à l’Assemblée nationale, début février 2014, un projet de loi axé sur la lutte contre les intégrismes. Elle affirme que le Parti québécois et la Coalition Avenir Québec se sont montrés ouverts à son projet de loi sur la neutralité religieuse de l’Etat.

            … Pour

** En février 2014, un groupe de « Juristes pour la laïcité et la neutralité religieuse de l’Etat » déclarait son opposition aux positions du Barreau du Québec et de la Commission des droits de la personne, portant l’accusation : « Dans le débat sur la Charte de la laïcité, ils se sont approprié le droit de parole des avocats ». Persuadés de l’importance sur les plans « politique et juridique » d’enchâsser le principe de laïcité et de neutralité religieuse de l’Etat dans la Charte des droits et libertés de la personne, ce collectif de juriste appelle le gouvernement péquiste à forger un « consensus social » autour de la Charte de la laïcité.

** Contrairement à Mme. Arbour, son ex-collègue à la Cour suprême, Claire L’Heureux-Dubé, prend position en faveur de la Charte en estimant que : « Rien dans le projet de loi 60 n’entrave la croyance religieuse et la pratique de la religion ». Elle ajoute : « La religion est d’abord et avant tout un engagement intérieur, une croyance(…) Les signes religieux font partie de l’affichage de ses croyances religieuses et non pas d’une pratique de la religion ». Elle souligne par ailleurs que le port de signes religieux n’est pas un droit fondamental, et que par ailleurs aucun droit n’est absolu.

** Pour le juriste Daniel Turp, professeur de droit public à l’UdeM, qui il y a un an, après l’arrêt de la Cour suprême du Canada autorisant le port du niqab devant les tribunaux au Canada, demandait l’instauration d’un « modèle spécifiquement québécois, la laïcité devrait être un modèle qui emprunte à la fois à la tradition républicaine française, tout en assurant le respect des libertés individuelles de religion et de conscience, tant dans l’espace public que dans la vie privée ».

** Devant la commission parlementaire qui procède aux nombreuses auditions, Karim Akouche, écrivain québécois d’origine kabyle, affirme que « le Québec sera laique ou ne sera pas ». Il se déclare « indigné pas ces marchands d’angélisme béat qui, hypnotisés par le relativisme culturel, sont prêts à faire des dérogations en faveur des fanatiques religieux de tout poil ». Pour lui : « Les tenants de l’idéologie multiculturaliste ont échoué. Car ils ne proposaient pas un vivre-ensemble, mais un laisser-vivre sans cohésion. Ils ont apporté de fausses solutions à de vrais problèmes. Les accommodements de MM. Taylor et Bouchard sont en réalité déraisonnables ». Il conclue que : « La seule solution envisageable dans une société hétéroclite, c’est la laïcité. Seulement la laïcité. La laïcité tout court. Il faut évacuer de la sphère publique tous les particularismes religieux.  »

Des enjeux politiques

Aux fondements du débat politique sur la laïcité se trouve la question de l’autonomie et la souveraineté de la province du Québec envers un Canada fédéral. Depuis 1982, la question nationale du Québec est posée avec ses différentes manifestations d’affirmation nationale. La Charte de la laïcité est de ces aspects, parmi les débats portant sur les « valeurs québécoises », le « patrimoine », les « conditions du vivre ensemble » et la nation. Il faut relever que la question nationale a également été évoquée dans les débats sur la laïcité en France ou en Grande-Bretagne, Etats souverains s’il en est, mais également confrontés à la mondialisation ou à la régionalisation, tous sont inquiets de perdre leur identité nationale. Le clivage apparait alors entre souverainistes et fédéralistes. C’est en particulier le cas du Québec à la recherche d’une « constitution patriotique » spécifique répondant à son aspiration à la souveraineté, tout en restant respectueux des minorités, de l’immigration qui le constitue et des droits fondamentaux des personnes.

Les partis politiques en présence se meuvent dans ce contexte, alors que le projet de Charte de la laïcité divise la société québécoise :

Le Parti québécois de Pauline Marois, actuellement au pouvoir, en lançant le débat autour du projet de loi 60,  a incontestablement pris le contrôle de l’ordre du jour politique, et marqué des points forçant les partis d’opposition à se positionner eux aussi sur cet enjeu controversé, dans une actualité très active depuis l’automne 2014.

Ainsi, le Parti Libéral du Québec conduit par Philippe Couillard  s’en trouve-t-il déstabilisé et divisé intérieurement. Par exemple  son aile jeunesse, la Commission-Jeunesse du Parti libéral du Québec a, depuis aout 2011, voulu donner suite à une partie du rapport Bouchard-Taylor, en préconisant d’adopter une loi sur l’interculturalisme, pour une « laïcité ouverte »,  et la création d’un Office d’harmonisation interculturelle. Le leadership du PLQ a du faire des concessions pour assouplir les dissensions internes et rassembler ses troupes, en admettant que l’idée d’interdire les signes religieux puisse être détaillée. Il s’affirme aujourd’hui comme une émanation  québécoise des libéraux fédéraux canadiens adeptes du bilinguisme et du multiculturalisme. Aussi l’ancien premier ministre du Québec, Jean Charest peut-il affirmer que rien ne démontre que le Québec a actuellement besoin d’une Charte de la laïcité. Il note néanmoins que de facto et indirectement de jure, le Québec est un Etat laïc, mais qui n’a pas tout à fait achevé à ce jour son processus de laïcisation.

Le deuxième parti d’opposition, la Coalition Avenir Québec (CAQ) de François Legault accepterait de limiter l’interdiction de signes religieux aux seuls fonctionnaires ayant un pouvoir coercitif (juges, policiers), et à ceux ayant un rapport d’autorité envers les enfants, c’est-à-dire les enseignants du secteur public.

Les équilibres partisans joueront à la mi-mars 2014, lorsque le gouvernement Marois soumettra à la Chambre son prochain budget qui, déficitaire, entrainera un vote de confiance soumis à une éventuelle censure des partis d’opposition. En cas de renversement du gouvernement péquiste, des élections générales seront convoquées au printemps 2014, avant même que les parlementaires aient eu le temps d’achever l’examen du projet de loi 60, qui compte 52 articles.

Si le gouvernement Marois réussit à se maintenir, il devra composer avec une partie de son opposition, c’est-à-dire avec la Coalition Avenir Québec (CAQ), et donc amender son projet de Charte, pour obtenir son adoption. S’il n’y réussi pas, il s’acheminera vers un rejet de la Charte, comme ce fut le cas avec la réforme avortée de la loi 101.

Force est de constater que l’avenir de la laïcité au Québec demeure ouvert.

Gérard FELLOUS

Février 2014.