Etude publiée dans « Les études du CRIF » – N° 28- Mars 2014
Ce que le judaïsme français doit à la laïcité
Tout comme les autres religions, cultes, groupes ethniques ou identitaires implantés en France, le judaïsme français se positionne, à sa manière, au regard de la laïcité. Si celui-ci n’a jamais cessé de se montrer fidèle à la « laïcité émancipatrice », il s’est, selon certains, laissé tenter par le communautarisme. Il n’en demeure pas moins que ses dirigeants et ses membres n’ont jamais cessé de se poser de nombreuses interrogations et de tenter d’y répondre.
Face à une laïcité très souvent mal connue ou ignorée par une majorité des citoyens, les Juifs de France, qu’ils soient croyants, pratiquants ou non, attachés à leurs origines religieuses ou athées, ont tissé des liens historique, sociologique et philosophique avec cette laïcité consubstantielle à leur citoyenneté et à leur adhésion à la Nation. Le judaïsme français s’est toujours montré fortement attaché aux principes fondamentaux de la laïcité, mais aujourd’hui, certains semblent enclins à des interprétations et à des « accommodements » dans leurs mises en œuvre.
Le cas exemplaire de la circoncision
Le judaïsme français, au-delà des différents courants qui l’animent, a été fortement troublé, en octobre 2013, par un débat européen portant sur l’interdiction de la circoncision, à la suite d’une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Pour le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, la perspective d’une telle interdiction constitue une « atteinte à la liberté religieuse » (déclaration à i24news du 4 novembre 2013). Le vice-président du Congrès juif mondial (CJM) ajoutait à propos de ce débat et de l’interdiction de l’abattage rituel en Pologne : « l’antisémitisme d’extrême droite en Europe de l’Est a toujours existé et continue de s’épanouir », les Juifs de France se sentant « visés » par les réactions provoquées par ce débat.
Le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjorn Jagland, a déclaré le 11 novembre à Berlin, devant la 28e convention de la Conférence des rabbins européens, issus de trente pays : « Je voudrais dire une chose sans équivoque de manière claire pour vous, ici et maintenant : en aucun cas le Conseil de l’Europe ne veut interdire la pratique de la circoncision. » Cet engagement a fait dire au rabbin Moché Lewin, directeur de la Conférence des rabbins européens : « L’institution européenne ne remettra pas en cause la circoncision. »
Au-delà des déclarations politiques, des normes juridiques, des argumentaires médicaux et sociologiques, ou relevant des droits de l’homme, la laïcité française ne s’oppose d’aucune manière au rite religieux de la circoncision.
En droit français, la pratique de la circoncision religieuse bénéficie à ce jour d’une large tolérance, du fait, d’une part, qu’elle ne peut recevoir de qualification pénale, d’autre part, qu’elle a reçu la consécration de la loi coutumière. Il n’existe aucune jurisprudence des tribunaux français l’ayant remise en cause. Dans son rapport de 2004 intitulé « Un siècle de laïcité », le Conseil d’État soulignait que la circoncision rituelle « pratique religieuse admise […] ne fait l’objet d’aucun texte, si ce n’est en Alsace-Moselle ». En effet, dans cette région de France qui bénéficie d’un statut dérogatoire en matière de laïcité, l’article 10 du décret impérial du 29 août 1862 encadre cette pratique en disposant que « le Mohel (circonciseur religieux juif) doit être pourvu d’un certificat délivré par un docteur en médecine ou chirurgien, désigné par le préfet, et constatant que l’impétrant offre, au point de vue de la santé publique, toutes garanties nécessaires » (Rapport 2004 du Conseil d’État, La Documentation française).
Du point de vue de la laïcité, en vertu du principe de séparation des Églises et de l’État, il est fait une claire dissociation entre l’espace politique et civil qui procède de l’universel, et le domaine privé, lieu privilégié de la conscience et des croyances religieuses, tant vis-à-vis de l’individu que des groupes. Il est clair, en l’occurrence, que la pratique du rite religieux de la circoncision relève du domaine privé dans lequel la laïcité n’intervient pas. De plus, en vertu du principe fondamental de neutralité juridique de l’État, un principe d’autonomie induit que celui-ci ne peut intervenir dans l’organisation ou le développement d’aucune religion. L’Observatoire de la laïcité vient de rappeler avec force que la laïcité garantit à chacun la liberté de conscience, de même que le droit d’exprimer publiquement ses convictions, quelles qu’elles soient, dans les limites du respect de l’ordre public et de la liberté d’autrui. Or la circoncision religieuse ne peut en aucun cas être juridiquement présentée comme une atteinte à l’ordre public, demeurant dans la sphère privée, et elle ne peut nuire à la liberté d’autrui, puisqu’elle est laissée à la libre conviction de chacun.
Les autorités publiques ont donné des gages au judaïsme français. Ainsi, le ministre de l’Intérieur, en charge des cultes, Manuel Valls déclarait qu’il était « hors de question de revenir sur les pratiques traditionnelles juives ». Il ajoutait : « Le débat sur la remise en cause de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juives. Une telle remise en cause est idiote et indigne » (octobre 2012, sur le site Information juive). Pour l’heure, ni le Parlement, ni l’exécutif n’ont évoqué un quelconque projet visant à judiciariser la circoncision à caractère religieux.
En filigrane de la radioscopie du judaïsme français au regard de la laïcité que nous exposons dans cette étude, nous rappellerons la définition et les principes fondamentaux de la laïcité française, en particulier son antinomie d’avec le communautarisme. Nous brosserons un rapide tableau de ses problématiques actuelles, avec un focus sur un aspect rarement évoqué, celui du statut personnel.
LES PRINCIPES JURIDIQUES FONDAMENTAUX DE LA LAÏCITÉ
La définition de la laïcité française, principe constitutionnel, prend en compte l’ensemble des normes juridiques aussi bien nationales qu’internationales – dont les Droits de l’Homme universels – définissant les relations entre la citoyenneté républicaine et l’appartenance religieuse, au regard de quatre principes fondamentaux.
Liberté de conscience et d’opinion, « même religieuse »
Cette liberté est garantie par:
- La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 10) ;
- La loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État (art. 1) ;
- La Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 18 et 29) ;
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 18) ;
- la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (art. 9) ;
- La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 10).
Ce principe implique :
- la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix ;
- la liberté de changer de religion ou de conviction ;
- la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.
Ces trois premières libertés sont indérogeables.
- La liberté d’exercice des cultes. Liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte, l’accomplissement des rites, l’enseignement et les pratiques.
Seule cette dernière peut être soumise à restrictions, prévues par la loi dans une société démocratique (limitations admissibles) : pour la protection de la sécurité publique, de l’ordre public, de la santé publique, de la morale, des libertés et droits fondamentaux d’autrui et du bien-être général, ou en cas de conflits de droit.
Ces libertés sont encadrées par le régime général des libertés publiques, ainsi que par la police des cultes (titre V de la loi de 1905).
Commentaires
- La liberté religieuse, lorsqu’elle est reliée, comme cas spécifique, à la liberté de conscience, c’est-à-dire dans sa forme intime et privée, est un droit indérogeable, ne souffrant aucune restriction.
- La liberté religieuse, lorsqu’elle se rattache à la liberté de manifestation des cultes, en particulier dans sa forme collective, c’est-à-dire dans le cadre de l’expression religieuse au sein d’une société laïque, peut être soumise à « certaines restrictions », à des limitations admissibles édictées par la loi seulement, au même titre que toutes les collectivités traditionnelles (associations, communication, presse, etc.).
- L’ordre public est de la seule responsabilité de l’État ; les autorités religieuses ne peuvent ni le perturber, ni participer à sa définition.
Égalité et non-discrimination entre les citoyens
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 1), la constitution française (art. 1), la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 2), ainsi que les instruments internationaux et régionaux des droits de l’homme garantissant les libertés fondamentales, affirment que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits et interdisent toute discrimination, notamment à raison de la religion et de l’opinion.
Ce principe implique :
§ l’égale dignité des personnes ;
§ l’égalité de droit et de traitement entre citoyens, y compris entre croyants de différentes religions ;
§ l’égalité de traitement entre croyants et non-croyants (athées, agnostiques…) ;
§ le refus du communautarisme, la République étant constitutionnellement « une et indivisible ».
Précisions
- Le principe de non-discrimination exclut tout traitement dérogatoire, appelé aussi, dans le système anglo-saxon, « discrimination positive ». En France, toute discrimination doit être supprimée, plutôt que compensée.
- Ce principe exclut également le « droit à la différence », en particulier fondé sur la confession religieuse.
- Le communautarisme qui accorde des droits et des traitements spécifiques collectifs à des groupes définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance, ne doit pas être confondu avec le multiculturalisme, qui est la coexistence de l’expression libre de plusieurs cultures dans une même société.
- La loi commune, s’exerçant dans l’espace commun à tous les hommes, sans aucune distinction, est le fondement d’une éthique universelle.
Séparation des Églises et de l’État
Ce principe est garanti par :
- la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;
- la loi du 9 décembre 1905 modifiée ;
- la Constitution française du 4 octobre 1958 (art. 1).
Il implique que :
§ La République et la légitimité institutionnelle de l’État sont indépendantes d’un ordre de transcendance et d’un droit religieux.
- La dissociation claire entre un espace politique et civil qui procède de l’universel et le domaine privé, lieu privilégié de la conscience et des croyances religieuses, tant vis-à-vis de l’individu que des groupes.
- Le principe républicain de privatisation, c’est-à-dire de sortie du religieux de l’espace public.
- Le double refus de la République d’une part de reconnaître, d’autre part de salarier ou de subventionner une religion (suppression du service public du culte, du financement public…).
Commentaires
- La séparation juridique entre les institutions publiques et les religions exclue que l’État puisse être soumis d’aucune manière à un quelconque magistère religieux.
- C’est la République qui est laïque dans toutes ses acceptions, et en particulier l’État, les services publics nationaux et décentralisés (agents et usagers), les collectivités locales.
- La laïcité en tant que principe de séparation juridique n’est pas à confondre avec « la sécularisation » qui vise à organiser des rapports plus ou moins étroits entre le politique et une ou plusieurs religions (par exemple en Allemagne ou en Suisse).
Neutralité juridique de l’État
En corollaire des précédents principes de liberté de conscience d’une part, et d’autre part de séparation, et particulièrement du fait que la République ne reconnaît aucune religion, l’État est tenu à un principe de neutralité par rapport à toutes les convictions, y compris religieuses.
Ce principe implique :
§ un principe d’autonomie qui induit que :
- l’État ne peut intervenir dans l’organisation, ou le développement d’aucune religion ;
- réciproquement, il n’est pas permis aux religions de s’impliquer, à titre collectif, dans l’espace du politique et dans l’expression de la souveraineté de la Nation.
- un principe de pluralisme et de cohabitation qui a pour conséquences que :
- la République ne distingue pas entre les religions, selon leur importance, leur ancienneté, leur dogme ou leurs observances. Les lois s’appliquent également à toutes ;
- l’État s’abstient d’intervenir dans les relations entre les religions, sauf dans le cas de maintien de la paix civile ;
- aucune religion ne peut prétendre à un statut privilégié en droit, sauf dérogations prévues par la loi de 1905.
Commentaires
- L’État accepte que les religions s’organisent de façon autonome et leur délègue toute l’organisation de leur structure et de leur culte.
- Les religions sont également soumises au droit commun.
- Le droit religieux (canonique, rabbinique, charia…) doit se soumettre au droit civil, et ne bénéficie d’aucune priorité ou exception. Les expressions de ce droit religieux ne peuvent se manifester que dans le cadre précis du droit à l’intimité de la vie privée.
- L’État ne s’immisce pas dans la vie privée des citoyens, particulièrement en matière de conscience et de conviction religieuse.
- Toutes les institutions publiques constituent un espace neutre dans lequel ne s’affiche ou ne se manifeste aucune idéologie ou aucune croyance.
- Dans l’ensemble des locaux publics et monuments, les usagers bénéficient d’un accès et d’un traitement égal, quelles que soient leurs opinions religieuses ; les agents publics sont soumis à la même neutralité dans l’exercice de leurs fonctions.
- Le pluralisme des religions s’exerce dans l’espace public, à l’exclusion des institutions et du domaine étatique.
- L’espace public est juridiquement neutre, c’est-à-dire impartial, au service de l’intérêt général, protégé et indépendant de toute intervention prosélyte. Il est soumis au respect de l’ordre public, des libertés fondamentales et de l’intégrité des personnes. L’expression religieuse et l’exercice du culte sont régis dans l’espace public par la police des cultes (titre V de la loi de 1905).
S’entend par « espaces publics » les lieux dont la collectivité publique est propriétaire, qui sont attachés au domaine public artificiel immobilier de cette collectivité et qui sont affectés à l’usage direct du public. Il s’agit en l’occurrence des voies publiques ainsi que les lieux ouverts au public ou affectés à un service public, à l’exclusion des lieux de culte ouverts au public.
Remarques générales
- Les principes de la laïcité, ainsi rappelés, sont indivisibles. Sauf à dénaturer la laïcité, il est impossible de favoriser l’un d’entre eux au détriment des autres, ou de n’en retenir qu’une partie.
- Des normes juridiques d’application de la laïcité, dans les seuls cas où il s’agit de restrictions ou limitations admissibles, peuvent faire l’objet de lois complémentaires, ne remettant nullement en cause les principes fondamentaux de la laïcité, mais en les approfondissant en droit coutumier pour des situations non traitées ou nouvelles.
- Dans un État de droit, il est exclu de procéder par mesures empiriques – souvent conjoncturelles –, négociations politiques ou adaptations amiables, par secteur public ou par sujet, ce que l’on appelle par ailleurs « des accommodements raisonnables » qui n’ont pas de statut juridique.
- Le secteur privé, en particulier le monde du travail qui s’intègre à la République laïque, peut prendre contractuellement toute disposition réglementaire intérieure afin de se mettre en conformité avec les principes de la laïcité.
- La laïcité, dont les principes démocratiques et républicains sont universels, se caractérise également par une chronologie historique spécifique à chaque pays, par des options politiques de construction de la paix civile, par des évolutions sociologiques particulières et par des réflexions philosophiques sur sa valeur morale.
Fidélité du judaïsme à la laïcité émancipatrice
Le judaïsme français justifie la légitimité de sa présence en France tout d’abord par son antériorité historique. L’ancien grand rabbin Joseph Sitruk aimait à rappeler que des vestiges juifs spécifiques indiscutables existent dans ce pays, datés des tout premiers siècles de l’ère chrétienne (iie et iiie siècles après Jésus-Christ), précisant : « On constate que déjà les Juifs étaient dans ce pays avant même qu’il ne s’appelle France, il y a près de deux mille ans. […] Au fin fond du Massif Central, dans la région de Clermont-Ferrand, on a découvert un cimetière de plusieurs hectares attestant de l’implantation d’une communauté juive, cimetière daté de la fin du xe siècle, en pleine “France profonde”. » Il insiste : « Nous sommes français depuis deux mille ans, plus vieux que la France. Voilà pourquoi nous ne pouvons accepter une redéfinition de notre présence en termes de spécificité alors que nous avons déjà donné des gages de notre volonté de construire ce pays dès sa conception, et puis dans sa réalisation. »
Le judaïsme insiste ainsi sur le fait qu’il est indigène et non pas immigré et greffé, et que les racines de la France sont judéo-chrétiennes.
En second lieu, Joseph Sitruk insiste sur le fait que, dans la longue histoire de la France, « la laïcité a constitué une “bénédiction” pour le judaïsme ». Et le grand rabbin de France résume en 1995 cet attachement à la laïcité par le raccourci symbolique suivant : « Comment pourrais-je oublier qu’un certain nombre de clochers sonnaient tous les soirs le triste glas qui annonçait aux Juifs qu’ils devaient quitter la ville ? Qu’ils avaient des habits spécifiques non pas choisis, mais qu’on les leur avait imposés ; et par toutes sortes de brimades, ils étaient dans l’impossibilité d’accéder au plan économique et social à toutes les libertés dont les citoyens disposaient et cela simplement parce qu’ils étaient juifs. Ce ne sera donc pas nous qui allons remettre en question les principes de la laïcité, de l’égalité et nous voulons, au contraire y participer. »
Le judaïsme français doit effectivement son émancipation aux Lumières et à la Révolution. Au cours du débat des 21, 22, 24 décembre 1789 à l’Assemblée constituante, portant sur « l’émancipation des Juifs, des protestants, des comédiens et des bourreaux (exécuteurs des hautes œuvres) », le comte de Clermont-Tonnerre en suggère le cadre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Une citoyenneté vite ajournée, puis rétablie le 27 septembre 1791 par l’Assemblée législative, la loi accordant aux juifs la citoyenneté française étant finalement ratifiée par Louis XVI, le 13 novembre suivant. Les Juifs français adhèrent alors pleinement à l’injonction du Talmud : « La loi du royaume est ma loi » (en hébreu, Dina de malkhouta dina). Selon la formule du grand rabbin Zadok Kahn, qui déclarait, lors de l’adoption de la loi de 1905, « Nous faisons bon ménage avec l’État », le judaïsme français ne peut que se louer de plus d’un siècle de coopération avec l’État, ainsi que le souligne le grand rabbin Alain Goldmann.
Tout au long d’une histoire tumultueuse et dramatique allant de l’Affaire Dreyfus à la déportation de 70 000 de ses membres vers les chambres à gaz nazies, les Juifs de France – que l’on appelait alors les israélites – se sont tenus à cette attitude. Particulièrement lors de leur contribution à la mise en place de la laïcité. Cette position est résumée par un jeune juriste juif de l’entourage d’Aristide Briand qui écrivait, début 1906, que la loi de séparation n’entendait pas lutter contre les religions mais « établir une démarcation absolue entre le domaine de la religion, celui du surnaturel et du divin dans lequel l’État n’a pas à s’immiscer, et celui des intérêts humains et terrestres dont il a exclusivement la charge ».
Le judaïsme contemporain
Mais c’est un judaïsme contemporain profondément modifié sociologiquement et religieusement qui est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et particulièrement depuis les années 1950, confronté à la laïcité.
Avec l’arrivée des Juifs sépharades d’Afrique du Nord implantés en milieu ashkénaze, c’est le rapport au religieux qui est modifié. La sociologue Régine Azria le résume de la manière suivante : si les israélites français, ou acquis au modèle français, étaient parvenus à intérioriser les principes de la laïcité et s’attachaient à respecter la distinction entre la sphère privée et la sphère publique dans leur façon intime et discrète, voire minimaliste d’être juifs et de vivre leur judaïsme, les plus traditionalistes des Juifs maghrébins n’entendaient pas, eux, s’embarrasser de telles subtilités. Ils ne se contentaient pas d’être juifs chez eux et citoyens à l’extérieur. Ils entendaient être l’un et l’autre simultanément. Le judaïsme maghrébin auquel ils souhaitaient demeurer fidèles n’avait pas encore subi l’influence du rigorisme néo-orthodoxe qui allait déferler sur le monde juif au cours des décennies suivantes.
Deux dynamiques concurrentes se manifestent en ce début du xxie siècle dans le judaïsme français, estime la sociologue: le renforcement du pôle conservateur tenu par le grand rabbinat et les traditionalistes (Loubavitch et autres courants intégristes) d’un côté, la montée en puissance d’obédiences alternatives réformistes (libéraux/réformés et conservative/traditionalistes) de l’autre. Sans oublier un troisième pôle, non moins combatif : le pôle laïc-humaniste. « Au-delà de la question du pluralisme et du partage ou du monopole de l’autorité légitime, l’attitude vis-à-vis de l’extérieur – ouverture ou repli – constitue une des questions centrales en débat dans le judaïsme français », souligne-t-elle. Celui-ci se vit sur deux plans, distincts ou cumulés : l’un religieux dans ses pratiques, et l’autre dit « communautaire », fréquentant assidûment des espaces réservés, dont celui de l’enseignement privé, et s’y impliquant fortement. Reste, pour ces Juifs français, un attachement quasi général à l’existence d’Israël, en une sorte de fidélité mythique qui n’est peut-être pas étrangère à la dimension religieuse. Il n’en demeure pas moins que l’ascenseur social a bien fonctionné durant les Trente glorieuses pour les différentes vagues d’immigration, vidant en quelques générations les quartiers et les cités de transit (à Paris : Belleville ou Montmartre ; en banlieue parisienne : Sarcelles ou Villiers-le-Bel, par exemple) pour devenir des Juifs tous français et intégrés, sinon assimilés.
Une place dans l’espace public
Comment le judaïsme contemporain envisage-t-il la place de la religion dans l’espace public ?
Le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, exprimait en 1995 la conviction que « dans les débats nationaux contemporains, la voix des différentes religions doit se faire entendre. Non pas seulement lorsqu’on la réclame, mais parce qu’elle en a elle-même le devoir. En tant qu’hommes croyants, nous avons un devoir à l’égard de nos contemporains, celui qui consiste à ne pas nous taire. »
Concernant la bioéthique, par exemple, et en dépit du fait qu’il ne s’agit pas d’une question de pratique religieuse, le grand rabbin constatait que « nombreux sont ceux qui sont interpellés par la congélation des embryons, par les manipulations génétiques, par les clones ; or chacune des religions, ou peut-être toutes ensemble, a une conception précise fondée sur ses textes, sa révélation, ses croyances. Elles ont quelque chose à dire et ce quelque chose, elles doivent le dire ». Mais le grand rabbin va plus loin en affirmant que les religions peuvent apporter « un éclairage » sur des problèmes de société comme le déficit de la Sécurité sociale ou la malpropreté des rues, affirmant que les religions sont également là pour « aider à vivre » nos sociétés. Il s’agirait donc d’installer les religions dans l’espace public afin de guider, d’influencer l’ensemble des Français dans leurs comportements citoyens, au-delà des pratiques religieuses.
Le grand rabbin qui a succédé à Joseph Sitruck, Gilles Bernheim, était plus prudent qui déclarait : « Mais ne rêvons pas. Dans l’état présent, je ne vois guère comment intégrer à une nouvelle morale du citoyen, la dimension religieuse dans le comportement de tous au bien de la société. » Pour lui, les religions n’ont pas pour fonction d’assurer l’ordre public, comme le pensait Napoléon, même si l’on peut après coup constater que certaines « vertus religieuses » y contribuent de fait.
« Davantage, ajoute Gilles Bernheim, il n’est pas sûr qu’au-delà des exhortations générales, les “religieux” soient effectivement en position de pouvoir donner des leçons de bonne conduite. » Pour le philosophe Robert Mizrahi, « la laïcité est l’intelligence de la démocratie », tandis que le grand rabbin Goldmann ajoute : « La religion doit modérer et non pas attiser les conflits