Etude publiée dans « Les études du CRIF » – N° 28- Mars 2014
Ce que le judaïsme français doit à la laïcité
Tout comme les autres religions, cultes, groupes ethniques ou identitaires implantés en France, le judaïsme français se positionne, à sa manière, au regard de la laïcité. Si celui-ci n’a jamais cessé de se montrer fidèle à la « laïcité émancipatrice », il s’est, selon certains, laissé tenter par le communautarisme. Il n’en demeure pas moins que ses dirigeants et ses membres n’ont jamais cessé de se poser de nombreuses interrogations et de tenter d’y répondre.
Face à une laïcité très souvent mal connue ou ignorée par une majorité des citoyens, les Juifs de France, qu’ils soient croyants, pratiquants ou non, attachés à leurs origines religieuses ou athées, ont tissé des liens historique, sociologique et philosophique avec cette laïcité consubstantielle à leur citoyenneté et à leur adhésion à la Nation. Le judaïsme français s’est toujours montré fortement attaché aux principes fondamentaux de la laïcité, mais aujourd’hui, certains semblent enclins à des interprétations et à des « accommodements » dans leurs mises en œuvre.
Le cas exemplaire de la circoncision
Le judaïsme français, au-delà des différents courants qui l’animent, a été fortement troublé, en octobre 2013, par un débat européen portant sur l’interdiction de la circoncision, à la suite d’une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Pour le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), Roger Cukierman, la perspective d’une telle interdiction constitue une « atteinte à la liberté religieuse » (déclaration à i24news du 4 novembre 2013). Le vice-président du Congrès juif mondial (CJM) ajoutait à propos de ce débat et de l’interdiction de l’abattage rituel en Pologne : « l’antisémitisme d’extrême droite en Europe de l’Est a toujours existé et continue de s’épanouir », les Juifs de France se sentant « visés » par les réactions provoquées par ce débat.
Le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Thorbjorn Jagland, a déclaré le 11 novembre à Berlin, devant la 28e convention de la Conférence des rabbins européens, issus de trente pays : « Je voudrais dire une chose sans équivoque de manière claire pour vous, ici et maintenant : en aucun cas le Conseil de l’Europe ne veut interdire la pratique de la circoncision. » Cet engagement a fait dire au rabbin Moché Lewin, directeur de la Conférence des rabbins européens : « L’institution européenne ne remettra pas en cause la circoncision. »
Au-delà des déclarations politiques, des normes juridiques, des argumentaires médicaux et sociologiques, ou relevant des droits de l’homme, la laïcité française ne s’oppose d’aucune manière au rite religieux de la circoncision.
En droit français, la pratique de la circoncision religieuse bénéficie à ce jour d’une large tolérance, du fait, d’une part, qu’elle ne peut recevoir de qualification pénale, d’autre part, qu’elle a reçu la consécration de la loi coutumière. Il n’existe aucune jurisprudence des tribunaux français l’ayant remise en cause. Dans son rapport de 2004 intitulé « Un siècle de laïcité », le Conseil d’État soulignait que la circoncision rituelle « pratique religieuse admise […] ne fait l’objet d’aucun texte, si ce n’est en Alsace-Moselle ». En effet, dans cette région de France qui bénéficie d’un statut dérogatoire en matière de laïcité, l’article 10 du décret impérial du 29 août 1862 encadre cette pratique en disposant que « le Mohel (circonciseur religieux juif) doit être pourvu d’un certificat délivré par un docteur en médecine ou chirurgien, désigné par le préfet, et constatant que l’impétrant offre, au point de vue de la santé publique, toutes garanties nécessaires » (Rapport 2004 du Conseil d’État, La Documentation française).
Du point de vue de la laïcité, en vertu du principe de séparation des Églises et de l’État, il est fait une claire dissociation entre l’espace politique et civil qui procède de l’universel, et le domaine privé, lieu privilégié de la conscience et des croyances religieuses, tant vis-à-vis de l’individu que des groupes. Il est clair, en l’occurrence, que la pratique du rite religieux de la circoncision relève du domaine privé dans lequel la laïcité n’intervient pas. De plus, en vertu du principe fondamental de neutralité juridique de l’État, un principe d’autonomie induit que celui-ci ne peut intervenir dans l’organisation ou le développement d’aucune religion. L’Observatoire de la laïcité vient de rappeler avec force que la laïcité garantit à chacun la liberté de conscience, de même que le droit d’exprimer publiquement ses convictions, quelles qu’elles soient, dans les limites du respect de l’ordre public et de la liberté d’autrui. Or la circoncision religieuse ne peut en aucun cas être juridiquement présentée comme une atteinte à l’ordre public, demeurant dans la sphère privée, et elle ne peut nuire à la liberté d’autrui, puisqu’elle est laissée à la libre conviction de chacun.
Les autorités publiques ont donné des gages au judaïsme français. Ainsi, le ministre de l’Intérieur, en charge des cultes, Manuel Valls déclarait qu’il était « hors de question de revenir sur les pratiques traditionnelles juives ». Il ajoutait : « Le débat sur la remise en cause de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juives. Une telle remise en cause est idiote et indigne » (octobre 2012, sur le site Information juive). Pour l’heure, ni le Parlement, ni l’exécutif n’ont évoqué un quelconque projet visant à judiciariser la circoncision à caractère religieux.
En filigrane de la radioscopie du judaïsme français au regard de la laïcité que nous exposons dans cette étude, nous rappellerons la définition et les principes fondamentaux de la laïcité française, en particulier son antinomie d’avec le communautarisme. Nous brosserons un rapide tableau de ses problématiques actuelles, avec un focus sur un aspect rarement évoqué, celui du statut personnel.
LES PRINCIPES JURIDIQUES FONDAMENTAUX DE LA LAÏCITÉ
La définition de la laïcité française, principe constitutionnel, prend en compte l’ensemble des normes juridiques aussi bien nationales qu’internationales – dont les Droits de l’Homme universels – définissant les relations entre la citoyenneté républicaine et l’appartenance religieuse, au regard de quatre principes fondamentaux.
Liberté de conscience et d’opinion, « même religieuse »
Cette liberté est garantie par:
- La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 10) ;
- La loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État (art. 1) ;
- La Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 18 et 29) ;
- le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (art. 18) ;
- la Convention européenne des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (art. 9) ;
- La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (art. 10).
Ce principe implique :
- la liberté d’avoir ou d’adopter une religion ou une conviction de son choix ;
- la liberté de changer de religion ou de conviction ;
- la liberté des parents et, le cas échéant, des tuteurs légaux, de faire assurer l’éducation religieuse et morale de leurs enfants conformément à leurs propres convictions.
Ces trois premières libertés sont indérogeables.
- La liberté d’exercice des cultes. Liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé, par le culte, l’accomplissement des rites, l’enseignement et les pratiques.
Seule cette dernière peut être soumise à restrictions, prévues par la loi dans une société démocratique (limitations admissibles) : pour la protection de la sécurité publique, de l’ordre public, de la santé publique, de la morale, des libertés et droits fondamentaux d’autrui et du bien-être général, ou en cas de conflits de droit.
Ces libertés sont encadrées par le régime général des libertés publiques, ainsi que par la police des cultes (titre V de la loi de 1905).
Commentaires
- La liberté religieuse, lorsqu’elle est reliée, comme cas spécifique, à la liberté de conscience, c’est-à-dire dans sa forme intime et privée, est un droit indérogeable, ne souffrant aucune restriction.
- La liberté religieuse, lorsqu’elle se rattache à la liberté de manifestation des cultes, en particulier dans sa forme collective, c’est-à-dire dans le cadre de l’expression religieuse au sein d’une société laïque, peut être soumise à « certaines restrictions », à des limitations admissibles édictées par la loi seulement, au même titre que toutes les collectivités traditionnelles (associations, communication, presse, etc.).
- L’ordre public est de la seule responsabilité de l’État ; les autorités religieuses ne peuvent ni le perturber, ni participer à sa définition.
Égalité et non-discrimination entre les citoyens
La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (art. 1), la constitution française (art. 1), la Déclaration universelle des droits de l’homme (art. 2), ainsi que les instruments internationaux et régionaux des droits de l’homme garantissant les libertés fondamentales, affirment que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits et interdisent toute discrimination, notamment à raison de la religion et de l’opinion.
Ce principe implique :
§ l’égale dignité des personnes ;
§ l’égalité de droit et de traitement entre citoyens, y compris entre croyants de différentes religions ;
§ l’égalité de traitement entre croyants et non-croyants (athées, agnostiques…) ;
§ le refus du communautarisme, la République étant constitutionnellement « une et indivisible ».
Précisions
- Le principe de non-discrimination exclut tout traitement dérogatoire, appelé aussi, dans le système anglo-saxon, « discrimination positive ». En France, toute discrimination doit être supprimée, plutôt que compensée.
- Ce principe exclut également le « droit à la différence », en particulier fondé sur la confession religieuse.
- Le communautarisme qui accorde des droits et des traitements spécifiques collectifs à des groupes définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance, ne doit pas être confondu avec le multiculturalisme, qui est la coexistence de l’expression libre de plusieurs cultures dans une même société.
- La loi commune, s’exerçant dans l’espace commun à tous les hommes, sans aucune distinction, est le fondement d’une éthique universelle.
Séparation des Églises et de l’État
Ce principe est garanti par :
- la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;
- la loi du 9 décembre 1905 modifiée ;
- la Constitution française du 4 octobre 1958 (art. 1).
Il implique que :
§ La République et la légitimité institutionnelle de l’État sont indépendantes d’un ordre de transcendance et d’un droit religieux.
- La dissociation claire entre un espace politique et civil qui procède de l’universel et le domaine privé, lieu privilégié de la conscience et des croyances religieuses, tant vis-à-vis de l’individu que des groupes.
- Le principe républicain de privatisation, c’est-à-dire de sortie du religieux de l’espace public.
- Le double refus de la République d’une part de reconnaître, d’autre part de salarier ou de subventionner une religion (suppression du service public du culte, du financement public…).
Commentaires
- La séparation juridique entre les institutions publiques et les religions exclue que l’État puisse être soumis d’aucune manière à un quelconque magistère religieux.
- C’est la République qui est laïque dans toutes ses acceptions, et en particulier l’État, les services publics nationaux et décentralisés (agents et usagers), les collectivités locales.
- La laïcité en tant que principe de séparation juridique n’est pas à confondre avec « la sécularisation » qui vise à organiser des rapports plus ou moins étroits entre le politique et une ou plusieurs religions (par exemple en Allemagne ou en Suisse).
Neutralité juridique de l’État
En corollaire des précédents principes de liberté de conscience d’une part, et d’autre part de séparation, et particulièrement du fait que la République ne reconnaît aucune religion, l’État est tenu à un principe de neutralité par rapport à toutes les convictions, y compris religieuses.
Ce principe implique :
§ un principe d’autonomie qui induit que :
- l’État ne peut intervenir dans l’organisation, ou le développement d’aucune religion ;
- réciproquement, il n’est pas permis aux religions de s’impliquer, à titre collectif, dans l’espace du politique et dans l’expression de la souveraineté de la Nation.
- un principe de pluralisme et de cohabitation qui a pour conséquences que :
- la République ne distingue pas entre les religions, selon leur importance, leur ancienneté, leur dogme ou leurs observances. Les lois s’appliquent également à toutes ;
- l’État s’abstient d’intervenir dans les relations entre les religions, sauf dans le cas de maintien de la paix civile ;
- aucune religion ne peut prétendre à un statut privilégié en droit, sauf dérogations prévues par la loi de 1905.
Commentaires
- L’État accepte que les religions s’organisent de façon autonome et leur délègue toute l’organisation de leur structure et de leur culte.
- Les religions sont également soumises au droit commun.
- Le droit religieux (canonique, rabbinique, charia…) doit se soumettre au droit civil, et ne bénéficie d’aucune priorité ou exception. Les expressions de ce droit religieux ne peuvent se manifester que dans le cadre précis du droit à l’intimité de la vie privée.
- L’État ne s’immisce pas dans la vie privée des citoyens, particulièrement en matière de conscience et de conviction religieuse.
- Toutes les institutions publiques constituent un espace neutre dans lequel ne s’affiche ou ne se manifeste aucune idéologie ou aucune croyance.
- Dans l’ensemble des locaux publics et monuments, les usagers bénéficient d’un accès et d’un traitement égal, quelles que soient leurs opinions religieuses ; les agents publics sont soumis à la même neutralité dans l’exercice de leurs fonctions.
- Le pluralisme des religions s’exerce dans l’espace public, à l’exclusion des institutions et du domaine étatique.
- L’espace public est juridiquement neutre, c’est-à-dire impartial, au service de l’intérêt général, protégé et indépendant de toute intervention prosélyte. Il est soumis au respect de l’ordre public, des libertés fondamentales et de l’intégrité des personnes. L’expression religieuse et l’exercice du culte sont régis dans l’espace public par la police des cultes (titre V de la loi de 1905).
S’entend par « espaces publics » les lieux dont la collectivité publique est propriétaire, qui sont attachés au domaine public artificiel immobilier de cette collectivité et qui sont affectés à l’usage direct du public. Il s’agit en l’occurrence des voies publiques ainsi que les lieux ouverts au public ou affectés à un service public, à l’exclusion des lieux de culte ouverts au public.
Remarques générales
- Les principes de la laïcité, ainsi rappelés, sont indivisibles. Sauf à dénaturer la laïcité, il est impossible de favoriser l’un d’entre eux au détriment des autres, ou de n’en retenir qu’une partie.
- Des normes juridiques d’application de la laïcité, dans les seuls cas où il s’agit de restrictions ou limitations admissibles, peuvent faire l’objet de lois complémentaires, ne remettant nullement en cause les principes fondamentaux de la laïcité, mais en les approfondissant en droit coutumier pour des situations non traitées ou nouvelles.
- Dans un État de droit, il est exclu de procéder par mesures empiriques – souvent conjoncturelles –, négociations politiques ou adaptations amiables, par secteur public ou par sujet, ce que l’on appelle par ailleurs « des accommodements raisonnables » qui n’ont pas de statut juridique.
- Le secteur privé, en particulier le monde du travail qui s’intègre à la République laïque, peut prendre contractuellement toute disposition réglementaire intérieure afin de se mettre en conformité avec les principes de la laïcité.
- La laïcité, dont les principes démocratiques et républicains sont universels, se caractérise également par une chronologie historique spécifique à chaque pays, par des options politiques de construction de la paix civile, par des évolutions sociologiques particulières et par des réflexions philosophiques sur sa valeur morale.
Fidélité du judaïsme à la laïcité émancipatrice
Le judaïsme français justifie la légitimité de sa présence en France tout d’abord par son antériorité historique. L’ancien grand rabbin Joseph Sitruk aimait à rappeler que des vestiges juifs spécifiques indiscutables existent dans ce pays, datés des tout premiers siècles de l’ère chrétienne (iie et iiie siècles après Jésus-Christ), précisant : « On constate que déjà les Juifs étaient dans ce pays avant même qu’il ne s’appelle France, il y a près de deux mille ans. […] Au fin fond du Massif Central, dans la région de Clermont-Ferrand, on a découvert un cimetière de plusieurs hectares attestant de l’implantation d’une communauté juive, cimetière daté de la fin du xe siècle, en pleine “France profonde”. » Il insiste : « Nous sommes français depuis deux mille ans, plus vieux que la France. Voilà pourquoi nous ne pouvons accepter une redéfinition de notre présence en termes de spécificité alors que nous avons déjà donné des gages de notre volonté de construire ce pays dès sa conception, et puis dans sa réalisation. »
Le judaïsme insiste ainsi sur le fait qu’il est indigène et non pas immigré et greffé, et que les racines de la France sont judéo-chrétiennes.
En second lieu, Joseph Sitruk insiste sur le fait que, dans la longue histoire de la France, « la laïcité a constitué une “bénédiction” pour le judaïsme ». Et le grand rabbin de France résume en 1995 cet attachement à la laïcité par le raccourci symbolique suivant : « Comment pourrais-je oublier qu’un certain nombre de clochers sonnaient tous les soirs le triste glas qui annonçait aux Juifs qu’ils devaient quitter la ville ? Qu’ils avaient des habits spécifiques non pas choisis, mais qu’on les leur avait imposés ; et par toutes sortes de brimades, ils étaient dans l’impossibilité d’accéder au plan économique et social à toutes les libertés dont les citoyens disposaient et cela simplement parce qu’ils étaient juifs. Ce ne sera donc pas nous qui allons remettre en question les principes de la laïcité, de l’égalité et nous voulons, au contraire y participer. »
Le judaïsme français doit effectivement son émancipation aux Lumières et à la Révolution. Au cours du débat des 21, 22, 24 décembre 1789 à l’Assemblée constituante, portant sur « l’émancipation des Juifs, des protestants, des comédiens et des bourreaux (exécuteurs des hautes œuvres) », le comte de Clermont-Tonnerre en suggère le cadre : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens. » Une citoyenneté vite ajournée, puis rétablie le 27 septembre 1791 par l’Assemblée législative, la loi accordant aux juifs la citoyenneté française étant finalement ratifiée par Louis XVI, le 13 novembre suivant. Les Juifs français adhèrent alors pleinement à l’injonction du Talmud : « La loi du royaume est ma loi » (en hébreu, Dina de malkhouta dina). Selon la formule du grand rabbin Zadok Kahn, qui déclarait, lors de l’adoption de la loi de 1905, « Nous faisons bon ménage avec l’État », le judaïsme français ne peut que se louer de plus d’un siècle de coopération avec l’État, ainsi que le souligne le grand rabbin Alain Goldmann.
Tout au long d’une histoire tumultueuse et dramatique allant de l’Affaire Dreyfus à la déportation de 70 000 de ses membres vers les chambres à gaz nazies, les Juifs de France – que l’on appelait alors les israélites – se sont tenus à cette attitude. Particulièrement lors de leur contribution à la mise en place de la laïcité. Cette position est résumée par un jeune juriste juif de l’entourage d’Aristide Briand qui écrivait, début 1906, que la loi de séparation n’entendait pas lutter contre les religions mais « établir une démarcation absolue entre le domaine de la religion, celui du surnaturel et du divin dans lequel l’État n’a pas à s’immiscer, et celui des intérêts humains et terrestres dont il a exclusivement la charge ».
Le judaïsme contemporain
Mais c’est un judaïsme contemporain profondément modifié sociologiquement et religieusement qui est, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et particulièrement depuis les années 1950, confronté à la laïcité.
Avec l’arrivée des Juifs sépharades d’Afrique du Nord implantés en milieu ashkénaze, c’est le rapport au religieux qui est modifié. La sociologue Régine Azria le résume de la manière suivante : si les israélites français, ou acquis au modèle français, étaient parvenus à intérioriser les principes de la laïcité et s’attachaient à respecter la distinction entre la sphère privée et la sphère publique dans leur façon intime et discrète, voire minimaliste d’être juifs et de vivre leur judaïsme, les plus traditionalistes des Juifs maghrébins n’entendaient pas, eux, s’embarrasser de telles subtilités. Ils ne se contentaient pas d’être juifs chez eux et citoyens à l’extérieur. Ils entendaient être l’un et l’autre simultanément. Le judaïsme maghrébin auquel ils souhaitaient demeurer fidèles n’avait pas encore subi l’influence du rigorisme néo-orthodoxe qui allait déferler sur le monde juif au cours des décennies suivantes.
Deux dynamiques concurrentes se manifestent en ce début du xxie siècle dans le judaïsme français, estime la sociologue: le renforcement du pôle conservateur tenu par le grand rabbinat et les traditionalistes (Loubavitch et autres courants intégristes) d’un côté, la montée en puissance d’obédiences alternatives réformistes (libéraux/réformés et conservative/traditionalistes) de l’autre. Sans oublier un troisième pôle, non moins combatif : le pôle laïc-humaniste. « Au-delà de la question du pluralisme et du partage ou du monopole de l’autorité légitime, l’attitude vis-à-vis de l’extérieur – ouverture ou repli – constitue une des questions centrales en débat dans le judaïsme français », souligne-t-elle. Celui-ci se vit sur deux plans, distincts ou cumulés : l’un religieux dans ses pratiques, et l’autre dit « communautaire », fréquentant assidûment des espaces réservés, dont celui de l’enseignement privé, et s’y impliquant fortement. Reste, pour ces Juifs français, un attachement quasi général à l’existence d’Israël, en une sorte de fidélité mythique qui n’est peut-être pas étrangère à la dimension religieuse. Il n’en demeure pas moins que l’ascenseur social a bien fonctionné durant les Trente glorieuses pour les différentes vagues d’immigration, vidant en quelques générations les quartiers et les cités de transit (à Paris : Belleville ou Montmartre ; en banlieue parisienne : Sarcelles ou Villiers-le-Bel, par exemple) pour devenir des Juifs tous français et intégrés, sinon assimilés.
Une place dans l’espace public
Comment le judaïsme contemporain envisage-t-il la place de la religion dans l’espace public ?
Le grand rabbin de France, Joseph Sitruk, exprimait en 1995 la conviction que « dans les débats nationaux contemporains, la voix des différentes religions doit se faire entendre. Non pas seulement lorsqu’on la réclame, mais parce qu’elle en a elle-même le devoir. En tant qu’hommes croyants, nous avons un devoir à l’égard de nos contemporains, celui qui consiste à ne pas nous taire. »
Concernant la bioéthique, par exemple, et en dépit du fait qu’il ne s’agit pas d’une question de pratique religieuse, le grand rabbin constatait que « nombreux sont ceux qui sont interpellés par la congélation des embryons, par les manipulations génétiques, par les clones ; or chacune des religions, ou peut-être toutes ensemble, a une conception précise fondée sur ses textes, sa révélation, ses croyances. Elles ont quelque chose à dire et ce quelque chose, elles doivent le dire ». Mais le grand rabbin va plus loin en affirmant que les religions peuvent apporter « un éclairage » sur des problèmes de société comme le déficit de la Sécurité sociale ou la malpropreté des rues, affirmant que les religions sont également là pour « aider à vivre » nos sociétés. Il s’agirait donc d’installer les religions dans l’espace public afin de guider, d’influencer l’ensemble des Français dans leurs comportements citoyens, au-delà des pratiques religieuses.
Le grand rabbin qui a succédé à Joseph Sitruck, Gilles Bernheim, était plus prudent qui déclarait : « Mais ne rêvons pas. Dans l’état présent, je ne vois guère comment intégrer à une nouvelle morale du citoyen, la dimension religieuse dans le comportement de tous au bien de la société. » Pour lui, les religions n’ont pas pour fonction d’assurer l’ordre public, comme le pensait Napoléon, même si l’on peut après coup constater que certaines « vertus religieuses » y contribuent de fait.
« Davantage, ajoute Gilles Bernheim, il n’est pas sûr qu’au-delà des exhortations générales, les “religieux” soient effectivement en position de pouvoir donner des leçons de bonne conduite. » Pour le philosophe Robert Mizrahi, « la laïcité est l’intelligence de la démocratie », tandis que le grand rabbin Goldmann ajoute : « La religion doit modérer et non pas attiser les conflits ».
La question suivante qui se pose est celle de la présence du religieux, ou plus précisément de l’expression religieuse, dans l’espace public et cela dans un pays laïc.
En marge des débats qui ont abouti à l’adoption de lois interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques – dont la kippa – et, par ailleurs, du voile intégral islamique (burqa) dans l’espace public, le judaïsme s’est posé la question de l’inscription corporelle de l’identité religieuse. La thèse de la sociologue Régine Azria est que l’aspect physique, le visage, le vêtement, les parures et accessoires, la gestuelle, la façon de se mouvoir procèdent moins d’une compatibilité ou non avec le respect de la laïcité que de prérequis, de rumeurs, de préjugés, de peurs, de phantasmes ou de stéréotypes. Concernant les Juifs, ces prérequis seraient liés à des expressions d’antisémitisme, telles que la représentation du Juif comme un traître à nez crochu, comme une pieuvre capitaliste profiteuse, comme l’incarnation de l’étranger et de la « cinquième colonne », ou comme le Juif « sûr de lui et dominateur ». Régine Azria s’interroge alors : les Juifs parviendront-ils à convaincre qu’il est possible, moyennant le respect du consensus démocratique et des règles communes, de concilier modernité et mode de vie traditionnel, respect de la laïcité et observance religieuse, citoyenneté et adhésion communautaire ? En prenant, comme ils le font, l’ensemble de la société à témoin, les Juifs qui s’engagent dans la voie de l’inscription corporelle de leur identité parviennent-ils à convaincre les autres Juifs et, plus largement, l’ensemble de leurs concitoyens de la légitimité de leur démarche ? Pour la sociologue, le débat reste ouvert.
Pour certains, la séparation entre sphère privée, dans laquelle devrait se cantonner le judaïsme et sphère publique est inopérante ou, en d’autres termes, le judaïsme ne peut se cantonner au seul exercice religieux privé. C’est ce que dit Gérard Israël, représentant de l’Alliance israélite universelle, quand il souligne que « la religion juive ne peut se pratiquer ni de façon privée ni de façon individuelle. En effet, cette religion n’en est pas une au regard de la fameuse locution évangélique : “Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu”. Le judaïsme ne se situe pas sur un registre à part, hors de la “société civile”, il en pétrit la structure. Il est société ». Face à Dieu se trouve le peuple tout entier. C’est lui qui a reçu la Loi, il devient alors collectivement une nation sainte et un peuple de prêtres. Ainsi les Juifs ont un devoir d’appartenance à la communauté, impératif édicté par le livre sapientiel, le Pirqué Avot, par la formule « Ne te retranche pas de la communauté ». La question se pose alors de savoir si « la République française, une, indivisible et laïque » pourrait reconnaître une communauté juive au sens où celle-ci se définit ? Pour Gérard Israël, par ailleurs membre du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), « aussi paradoxal que cela puisse sembler, il faut répondre par la négative ». Un nouveau débat est ouvert.
Le concept de « communauté juive »
Comment le concept de « communauté juive » va-t-il se conjuguer avec la laïcité ?
Le communautarisme
La République française étant constitutionnellement « une et indivisible », le communautarisme, c’est-à-dire tout octroi de droits et traitements spécifiques collectifs à des groupes définis par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance, en est exclu.
Pour la République française, le principe de non-discrimination exclut tout traitement dérogatoire, appelé « discrimination positive » dans le système anglo-saxon. Ainsi, toute discrimination, y compris en raison de la conviction et de la religion, doit-elle être supprimée, plutôt que compensée.
Dès novembre 1989, un groupe d’intellectuels parmi lesquels Élisabeth Badinter, Élisabeth de Fontenay, Catherine Kintzler, Régis Debray ou Alain Finkielkraut, mettait en garde dans un appel commun : « Il faut que les élèves aient le plaisir d’oublier leur communauté d’origine et de penser à autre chose que ce qu’ils sont pour pouvoir penser par eux-mêmes. Si l’on veut que les professeurs puissent les y aider, et l’école rester ce qu’elle est, un lieu d’émancipation, les appartenances ne doivent pas faire la loi à l’école. » Il en est de même dans l’ensemble de la République.
Droit à la différence
Ce principe de non-discrimination exclut également tout « droit à la différence », en particulier fondé sur la confession religieuse.
La question est en débat au cœur de la laïcité : qu’en est-il, depuis la fin des années 1980, d’un « droit à la différence » fondé sur l’appartenance religieuse face à la neutralité de l’État ?
La revendication de ceux qui s’y réfèrent est de tenter d’obtenir de la part des institutions de la République des régimes dérogatoires au droit commun, en vertu des principes de liberté, d’égalité et de non-discrimination. Ce fut, par exemple, le cas de demandes de jours de repos et de fêtes religieuses dans le calendrier de l’école publique, de la fonction publique, ou même dans le fonctionnement des hôpitaux, des prisons, des installations municipales.
Il faut relever que le Conseil d’État, se retranchant derrière les textes constitutionnels qui indiquent que la laïcité impose à la fois le respect de l’ordre public et celui de la liberté de conscience, a refusé de prendre nettement position, tout en laissant entendre que le « droit à la différence » ne pouvait s’exercer sans bornes, citant le prosélytisme, l’entrave au bon fonctionnement des services ou des enseignements, les risques pour la sécurité, etc. Cette pusillanimité laisse les responsables d’établissements publics, les directeurs d’écoles ou autres agents de l’État seuls et démunis face aux pressions et aux provocations exercées au nom de la liberté religieuse de type anglo-saxon. À ceux qui font appel à la « tolérance » face à ces pratiques, afin d’apporter des solutions empiriques, il faut rappeler les difficultés que les « accommodements raisonnables » rencontrent au Québec, constituant autant de brèches ouvertes dans la neutralité de la République.
La reconnaissance politique et juridique de la diversité, sur le modèle anglo-saxon de la reconnaissance des « minorités visibles », et son corollaire de la « discrimination positive » ont tenté de monter à l’assaut de la laïcité et des principes universalistes de la République française. Ces dernières années, un haut-commissariat à la Diversité a été créé, des Chartes de la diversité se sont multipliées, et des politiques volontaristes pour établir l’équité et la diversité par des mesures exceptionnelles en faveur de la promotion des minorités ethniques, qui tentent de pallier une intégration en difficulté, ont été menées.
Le « droit à la différence » est, à bien des égards, antinomique avec la laïcité. En premier lieu, il ne faut pas le confondre, en France, avec le multiculturalisme, qui est le respect d’expressions culturelles diverses venant enrichir non seulement la culture nationale, mais également la « culture mondialisée ». C’est la coexistence de la libre expression de plusieurs cultures dans une même société qui est admise et librement pratiquée en France. Le multiculturalisme ne doit donc plus être confondu avec le communautarisme.
Pour le sociologue Edgar Morin, la laïcité est le respect de la diversité, à condition que soit respectée l’unité nationale. Et, inversement, l’unité doit respecter la diversité. Poser le problème en termes communautaristes, la laïcité stigmatisant ces communautés, n’a pas de sens.
Du point de vue juridique, le « droit à la différence » ne doit nullement impliquer la « différence des droits », qui est contraire à l’universalité des droits de l’homme. La République, tout comme elle « reconnaît » toutes les religions, ne s’immisce pas dans le choix d’une culture nationale proclamée. La laïcité n’a pas pour vocation de gérer politiquement ou socialement une mosaïque de groupes ethniques ou religieux, de faire coexister des « tribus culturelles », mais de garantir à tous un statut égal de citoyen et la jouissance des droits individuels.
La République « une et indivisible »
En d’autres termes, faut-il catégoriser les citoyens selon leurs origines ethniques, leurs mœurs, leur culture ou leurs pratiques religieuses ?
Il s’avère, dans une évolution récente, que les différentes religions sécrètent elles-mêmes du communautarisme. Jean-Paul Willaime note que « les religions constituent désormais des sous-cultures offrant à leurs membres un sens leur permettant de s’orienter dans une société pluraliste ». Il estime qu’il ne s’agit pas seulement de la séparation du politique et du religieux, en particulier la séparation entre État et Églises chrétiennes ; on assiste aussi à la séparation de la culture globale et de la religion. Il en résulte que, pour les groupes religieux tant majoritaires que minoritaires, le religieux se recompose sous forme de sous-cultures identifiables dans un environnement pluraliste et avec un aspect contre-culturel plus ou moins prononcé.
Pour le politologue Olivier Roy, la sécularisation actuelle renforce la spécificité du religieux, elle entraîne la reconstruction de l’identité religieuse comme sous-culture et cadres communautaires dans une société globale pluraliste. Il estime que cela peut générer des niches communautaires et diverses formes de radicalisme religieux.
En 2009, le gouvernement Fillon s’était risqué à une définition et une acceptation des « communautés » en précisant : « Il ne s’agit en rien de nier l’existence des valeurs qui fondent les communautés. Pour notre part, nous considérons que les communautés jouent un rôle social essentiel, car elles peuvent donner aux personnes une forme de reconnaissance. Elles sont parfois un refuge contre l’anonymat, l’indifférence ou même l’agression. » Après avoir investi les « communautés » d’un rôle social, au nom de l’« identité nationale », le gouvernement Fillon en fixait des limites en ajoutant : « Le problème du communautarisme se pose dès lors que c’est l’identité même de l’individu qui est définie par la communauté : les règles communautaires priment alors sur celles de la République, mettant en cause la cohésion de notre société, sa tranquillité et, in fine, sa sécurité. »
Étant entendu que le principe de laïcité est fondé sur la priorité absolue du droit de l’individu sur celui de tout groupe, comme il en est des principes des droits de l’homme, la philosophe Catherine Kintzler souligne que le droit et le fondement de la décision politique ne sont pas dans l’obligation d’appartenance. L’association politique repose au contraire sur la suspension des appartenances, sur la volonté de chaque citoyen autonome. C’est un modèle anticommunautaire par définition, ajoute-t-elle. Si un groupe peut légitimement essayer de peser sur une décision politique, il ne sera en revanche jamais reconnu comme faisant partie en tant que tel de l’autorité politique, laquelle ne peut être exercée que par les citoyens et leurs représentants élus. Ainsi, souligne Catherine Kintzler, c’est la suspension du lien communautaire qui rend possible la formation du lien politique.
La laïcité en tant qu’affirmation de l’autonomie du politique à l’égard du religieux d’une part, et le service public en tant que « clef de voûte de la construction étatique » d’autre part, sont reliés par un objectif commun : l’intérêt général qui transcende les intérêts particuliers. Elle repose sur le contrat social et elle inscrit toute personne sur le « grand livre de l’état civil, sans distinction de rang, de sexe ou de croyance », selon la formule de 1792 instituant l’état civil et le mariage civil. La laïcité est liée à une conception de la citoyenneté qui se définit par la communauté politique, et non par une identité ethnique ou religieuse.
La coexistence des citoyens dans les sociétés multiculturelles implique nécessairement qu’ils aient appris à « vivre ensemble », et que ce qui vaut au-delà de leurs enracinements respectifs relève de l’unité nationale, de l’appartenance à une même nation, régie en particulier par la laïcité.
Il faut constater que les fondements du pacte social sont sapés par un repli communautaire, comme le mentionnait déjà en 2003 le rapport Stasi. Confronté à une multiplication de revendications religieuses, le contexte social et urbain favorise le développement de comportements communautaristes, faisant primer l’allégeance à un groupe particulier sur l’appartenance à la République. Jusqu’à ces dernières années, ce phénomène était peu perceptible en France.
Il a fait son apparition à haut niveau dans les écoles, particulièrement dans les zones urbaines sensibles (ZUS). Un rapport alarmant de l’ancien haut conseil à l’Intégration (HCI) soulignait justement que « l’espace scolaire est fortement exposé aux tensions ethnoculturelles. L’école donne des signes de souffrance. Elle est aujourd’hui le lieu de revendications nouvelles qui ressortent de l’expression du communautarisme, d’une identité religieuse, voire, du rejet de la culture et des valeurs de la République française.»
Le phénomène a, pour la première fois, débordé dans les entreprises privées de la distribution et de la consommation. Le politologue Gilles Kepel relève à ce propos que dans certains quartiers enclavés, comme à Clichy-sous-Bois, « la laïcité a acquis une image d’hostilité ». Il ajoute : « Elle est en effet perçue dans les banlieues et parmi les communautés musulmanes comme une logique anti-islamique. Il y a tout un travail à faire pour que la laïcité retrouve sa dimension de mécanisme d’intégration ».
La mémoire historique des Juifs venus d’Algérie porte la trace d’une « nation hébraïque », conduite par un « Conseil hébraïque » qui les régissait avant l’émancipation du décret Crémieux.
Historiquement, il faut rappeler que l’une des taches que Napoléon confia en 1807 au Sanhédrin fut de donner une nouvelle interprétation du judaïsme, particulièrement parce que les Juifs étaient en tout point, excepté le culte, des Allemands ou des Français à part entière. Dès lors, la religion juive s’apparentait sur ce point au christianisme : elle reposait sur la foi et elle s’exprimait par des rites, mais certainement pas par le maintien d’une structure sociale communautaire distincte du reste de la société. Ainsi s’efface le judaïsme communautaire ghettoïsé au profit d’un judaïsme citoyen devenu une pratique exclusivement privée.
Après une période située entre les années 1960 et 1980 qui, selon le sociologue Shmuel Trigano, serait qualifiée de « laïcité ouverte », ayant une interprétation libérale de la loi de 1905, donnant une nouvelle autonomie aux religions, la laïcité française serait entrée en crise. « La laïcité républicaine cache alors une forme de nationalisme », dit-il. Il donne l’exemple de l’appel que lance l’État aux religions concordataires et à l’islam nouvellement implanté afin qu’ils interviennent pour appeler au calme face aux menaces de troubles à l’ordre public nées des tensions au Proche-Orient. Pour Trigano, l’État renonce ainsi à son rôle régalien d’instaurateur de la paix civile pour « recommunautariser les religions ».
L’ordre institutionnel français ne connaissant pas de « communautés », la conception communautariste du judaïsme français a pourtant fait florès. Gérard Israël avance que c’est la création, en 1943, du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) qui donne un corps institutionnel au concept de communauté juive, tel qu’on peut le concevoir au sein d’un État laïc. Relevons que, dans sa charte de 1977, le CRIF, tout en affirmant son « enracinement séculaire » en France et sa vocation « d’associer sa voix aux autres voix françaises (dans) le débat national qui domine la vie politique française », ne cache pas sa volonté d’y faire valoir « les options qui découlent de la composante juive de son identité », en réaffirmant « les liens de solidarité qui unissent tous ceux qui se reconnaissent [en cette communauté juive] ». Cela fait dire à Gérard Israël que « les Juifs français, à tout le moins ceux qui souhaitent considérer la composante spécifique de leur personnalité comme différente d’une simple détermination d’origine, sont placés devant un défi dialectique : assumer pleinement et anonymement une existence juridique individuelle ou accepter, dans certaines situations de crise, qu’un organisme « représentatif » se déclare « expression politique collective ». Par ailleurs, la crainte formulée par Gérard Israël est que l’on assiste actuellement en France à la création de communautés de plus en plus structurées qui tendent à exprimer les droits collectifs de ceux qui y adhèrent. Il estime que « le pire serait que les “communautés” soient considérées comme des sous-ensembles de la nation. On ne peut concevoir sur la base des principes de laïcité que la France puisse devenir un jour une France des communautés. »
C’est bien aussi ce que dit l’ancien grand rabbin de France Gilles Bernheim, estimant que si la religion est vécue par certains comme une valeur refuge, la République, elle, ne peut se contenter d’offrir une laïcité-refuge, simple valeur en creux, pour ne pas dire creuse. Il ajoute : « Faute de sens et de contenu, cette laïcité serait incapable de résister à la communautarisation opposant des groupes définis par des origines allogènes. » Il prend ainsi position dans le débat sur le droit à la différence, qui ne doit pas induire la différence des droits.
Fidélité à la loi de 1905
Plus d’un siècle après sa promulgation, quelle est la position du judaïsme sur la loi de 1905 ?
Selon Gilles Bernheim, « cohérent avec l’histoire de la France, avec sa particularité laïque, le régime de 1905 ne nous paraît pas devoir être remis en cause. En ce qui concerne le judaïsme, ce dernier n’a rien de particulier à y gagner ». Le grand rabbin Alain Goldmann surenchérissait : « Nous ne voulons pas remettre en question toutes les libertés acquises – selon l’adage yiddish, “Heureux comme un Juif en France” – sauf durant la douloureuse parenthèse de Vichy. »
Cet attachement historique à la loi de séparation s’accompagne de craintes de dénaturation et de mises en garde : la première serait de voir une révision « ouvrir dangereusement une boîte de Pandore et soumettre l’État à la pression de toutes sortes de lobbies religieux », particulièrement des sectes. Le judaïsme français appelle à la vigilance quant à une interprétation de la loi « qui équivaudrait à la dénaturer par une pratique trop contraire à son esprit », en donnant la préférence à une interprétation abusive de l’article 1 par rapport à une interprétation restrictive de l’article 2.
Pour le grand rabbin Bernheim, « la loi de 1905 n’est pas censée assurer aux cultes une égalité de moyens, mais une égalité de liberté d’exercice ». Un exemple pratique en est donné : le financement et l’entretien de nouveaux lieux de culte, qui viennent s’ajouter aux obligations d’entretien du patrimoine catholique d’avant 1905, pèsent gravement sur les budgets de certaines communes, et cela au détriment d’autres investissements nécessaires au bien de tous. La crainte est que l’État ne soit tenté de faire droit aux « réclamations des uns et des autres » qui souhaitent avoir des lieux de culte du niveau du « parc d’églises ». Gilles Bernheim met enfin en garde : « Il est tout aussi important de veiller à ce qu’un droit-liberté, celui d’exercer sa religion, ne se transforme pas en un droit-créance qui se retourne contre l’État laïque pour en pervertir la nature même. »
Une définition juive de la laïcité ?
Dans ce contexte spécifique, comment le judaïsme français envisage-t-il alors l’avenir de la laïcité ?
Compte tenu du fait que « pour les Juifs, la seule citoyenneté idéale ou simplement vivable en France est celle d’une démocratie pluraliste, aussi peu jacobine que possible », ainsi que le précisait le grand rabbin Bernheim, le judaïsme français se garde bien de donner une définition de la laïcité. C’est plutôt sur ses manquements ou ses dérives que l’accent est mis.
Le grand rabbin Sitruk se demande « si nous sommes capables en France, non pas par un débat législatif, de redéfinir la laïcité. Je crois qu’il est important de faire évoluer les mentalités, c’est-à-dire d’essayer de se comprendre, de s’accepter ». Ainsi, ce qui est rejeté, c’est le « laïcisme de combat », celui « d’un militantisme antireligieux, spécifiquement anticatholique ». Il ajoute : « Le judaïsme que je vis et que j’enseigne, et dont je ressens la pratique comme une éthique de l’être en mouvement, est ouverture au monde. Il ne craint pas de s’affirmer face à la laïcité, comme il ne craint rien d’une laïcité fermement établie. »
Pour le grand rabbin Bernheim, « on a beaucoup parlé en France de “laïcité active”, “positive”. La laïcité ne se réduit pas à assurer que l’État garantit une société sans problème, où les différences ne doivent pas s’afficher, ne fassent pas souci. La laïcité, c’est autre chose ». Il précise : « La laïcité, c’est la reconnaissance d’un certain nombre de valeurs françaises. Lorsqu’on parle de liberté, d’égalité, de fraternité, que signifient ces concepts, socle de la République ? » Il répond : « La liberté, c’est par exemple le droit de quitter sa religion […]. L’égalité hommes/femmes, […] c’est accepter l’idée de résister au principe du patriarcat, c’est donner à la femme toute sa dignité, ses chances. La fraternité, c’est l’appartenance à une même Mémoire, à une même Histoire. Nous sommes frères, ça veut dire que nous avons même père, mêmes origines. C’est donc pour vivre ensemble en respectant nos origines respectives et en essayant de construire un avenir où des religions différentes sauront cohabiter en bonne intelligence et avec cœur. »
Et Gilles Bernheim de conclure : « Voilà ce que c’est qu’être laïc en France. Ainsi, un musulman, un chrétien ou un juif, ont un vrai travail à effectuer dans leur communauté pour que ces valeurs républicaines qui forment aujourd’hui le ciment de la laïcité française, soient respectées. »
Relations entre religions
La crainte des défenseurs de la laïcité est que les deux premiers articles de la loi de 1905 soient dissociés et que l’un soit favorisé par rapport à l’autre : le judaïsme français donne autant d’importance au premier qui assure la liberté qu’au second car « la neutralité absolue de l’État, garantie par l’absence de reconnaissance et de contribution financière, exclut tout traitement de faveur et donc toute mise en dépendance ». Ce qui est dit d’une autre manière par l’ancien grand rabbin de France : « La laïcité est garante d’une liberté des religions minoritaires contre l’oppression de la religion majoritaire ». Pour le judaïsme religieux, la laïcité aurait donc également comme vertu d’être un code de bonne conduite entre religions. Le grand rabbin ajoute : « La laïcité n’est pas une doctrine, elle est moins encore la religion de ceux qui n’ont pas de religion, mais elle est un art de vivre ensemble. » Il précise, comme une évidence : « Il n’y a aucune contradiction entre laïcité et pratique d’une religion. La neutralité de l’espace public doit être organisée et imposée dans ce sens. Être neutre, ce n’est ni laisser faire, ni exclure le religieux. Je ne suis pas naïf quand je parle de la laïcité comme art de vivre ensemble, en harmonie et en intelligence. » Il dit la même chose que bien des chrétiens lorsqu’ils parlent d’une « laïcité intelligente », c’est-à-dire qui accepte des accommodements, que d’autres appelleraient « passe-droits ».
Tout comme l’ancien grand rabbin Bernheim, l’actuel président du Consistoire central, Joël Mergui, souligne que « si la laïcité, c’est la garantie du vivre ensemble, il faut d’abord bien vivre en soi pour bien vivre ensemble ». Ainsi, dit-il, « il faut permettre aux institutions cultuelles d’apporter aux citoyens la possibilité de mieux vivre dans leur identité personnelle pour mieux vivre ensemble dans la société .»
Positionnements du CRIF
Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) se définit lui-même comme « une institution qui rassemble et fédère, le fait sans considération politique, culturelle et religieuse ». Il se veut « un lieu de confrontation d’idées, un outil de riposte, une maison ouverte à tous les Juifs. Une maison française qui bat au cœur de la République ». Il ne revendique aucune représentativité ou aucune compétence de nature religieuse.
Comment cette composante du judaïsme français qu’est le CRIF se situe-t-elle au regard de la laïcité ?
Pour son précédent président, Richard Prasquier, « la laïcité n’est pas la foi de ceux qui n’ont pas la foi. C’est une séparation qui encadre les contraintes communes. Les impératifs religieux peuvent ponctuellement poser des problèmes délicats qui se résolvent en tenant compte des conséquences humaines, avec une laïcité de dialogue. Ce n’est ni une laïcité de combat, ni une laïcité de complaisance. Nul ne doit être empêché de pratiquer sa croyance, ni contraint à la pratiquer. Chacun doit pouvoir changer de croyance s’il le désire. Mais la liberté de l’un ne doit pas empiéter sur la liberté de l’autre ; la liberté de tous ne doit pas être mise en danger par les revendications de quelques-uns. On peut critiquer toutes les religions, à condition de respecter les hommes qui y sont engagés ». Il ajoutait en 2011 : « Nous tenons à la loi de 1905, symbole de cohésion et d’impartialité nationale. »
À propos du débat sur l’instauration du délit de blasphème qui a agité un pays comme l’Irlande et s’est propagé jusqu’au Conseil des droits de l’homme des Nations unies, à Genève, le CRIF estimait, selon Richard Prasquier, que « s’engager sur cette route, c’est censurer Galilée, Voltaire et Darwin, c’est rejeter les acquis des Lumières ».
Face au communautarisme
En 2011, le président en exercice du CRIF fait une mise au point : « La France ne doit pas être une juxtaposition de communautés, mais il existe des minorités avec leurs traditions particulières ». Il préconise des solutions de compromis « à l’écart des idéologies » dans les marges très étroites d’un contrat qu’il résume dans la formule : « Protection des minorités, loi de la majorité : selon l’adage juif, “la loi du pays est notre loi”. L’accepter est le critère d’intégration ». Ce à quoi le chef de l’État répond : « Devant l’Histoire de notre pays, il n’existe pas de communautés ou de minorités. Il existe une seule et même communauté de destin, une communauté qui s’est voulue, un jour de 1789, communauté nationale ».
Lors du débat sur l’identité française, en novembre 2009, le grand rabbin Bernheim a rappelé que le judaïsme qui a traversé les siècles et les millénaires dans la fidélité à son message universel, qui a témoigné d’une incontestable compétence dans la transmission de l’identité, peut sans doute participer à renseigner la société française sur la question de la permanence et des fondements de l’identité. Il précise alors sa pensée en ces termes : « Les Juifs en Occident ont fait la preuve que l’on peut être à la fois bon citoyen, plus que cela, attaché à son pays, et conserver le souvenir vivace et le respect d’une origine plus lointaine. Mais l’identité n’est pas qu’un héritage. Celui-ci ne vaut que pour autant il nourrit un projet. Il n’y a pas d’identité française sans projet français. »
S’adressant aux « Français juifs », au cours d’un dîner du CRIF, le 21 mai 2012 à Marseille, le ministre de l’Intérieur en charge des cultes, Manuel Valls, tente une définition : « Pour nous Français, une communauté doit nécessairement être une invitation à mettre en commun, à faire vivre pleinement une diversité au sein d’un ensemble plus vaste […]. La Communauté n’est en rien le moyen d’un repli sur soi, elle est un regroupement ayant pour fin l’ouverture à l’autre. »
Quel serait alors pour le CRIF, le ciment qui réunirait ces citoyens juifs ?
- Un héritage, symbolique et prégnant, fondé sur une loi morale, des textes et des pratiques, héritage parfois accepté partiellement, mais héritage de choix, forgé par des siècles d’histoire tourmentée.
- Une langue, vénérable et ancienne qu’ils ont ressuscitée.
- Mais également, un foyer commun vers lequel se tournent leurs pensées et leurs tendresses : Israël, résume Richard Prasquier.
Maniant le paradoxe, l’ancien président du CRIF en concluait que « c’est cela qui nous rend français, et nous assumons de l’être à travers une appartenance à une communauté juive insérée en plein cœur de la nation française et rejetant tout communautarisme ».
Reste que le CRIF qui se veut une confédération d’associations doit « prendre en considération toutes ces sensibilités en évitant de surreprésenter une position au détriment d’une autre ». Richard Prasquier avançait que « le CRIF n’a aucun pouvoir coercitif ou d’annulation dans cette République. Et nous n’en voulons pas ! Par contre, nous avons un devoir d’alerte ».
Dans quels domaines ? « Exprimer le ressenti général de la majorité des Juifs sur les préoccupations qui les concernent, à savoir l’antisémitisme, la mémoire de la Shoah et la défense de l’image d’Israël, trois volets caractérisant les missions statutaires de notre Conseil », conclut l’ancien président du CRIF.
La question se pose enfin de savoir si le modèle anglo-saxon d’appartenance à des communautés distinctes est compatible avec le modèle français d’une République « une et indivisible » ?
Le CRIF répond : « Nous ne voulons pas d’une représentation communautariste, étrangère à l’histoire de notre pays. Le CRIF ne représente que les Juifs qui acceptent de l’être par lui. » Il ajoute : « En fédérant la plupart des institutions, religieuses ou non, nous disposons d’un large ancrage sur tout l’échiquier communautaire. De quoi légitimer notre représentation de la majorité. »
Sur le plan sociologique, Régine Azria fait remarquer que, s’il est vrai qu’au cours des trente dernières années, la vie juive française a connu un regain de vitalité et de dynamisme avec un nombre croissant d’écoles, la multiplication de commerces vendant des produits alimentaires spécifiques, des livres ou des objets religieux, le nombre et la diversité des associations juives, « pour autant, seule une minorité fréquente assidûment des espaces communautaires et s’y implique véritablement. » Elle attire l’attention sur le fait que la visibilité de certains Juifs n’est nullement représentative de l’ensemble des Juifs de France qui sont intégrés, ou s’en tiennent à la pratique d’un judaïsme « à la carte » et généralement discret.
Relations avec l’État et la sphère politique
Dans le judaïsme, tel qu’exprimé par ses autorités contemporaines, la relation avec l’État, c’est-à-dire avec la loi et donc avec la laïcité, est moins tranchée, moins manichéenne et plus subtile qu’il n’y paraît.
L’ancien grand rabbin explique que, dans l’histoire du judaïsme, « la loi de l’État, la raison d’État, n’est pas la raison suprême et qu’au-dessus de la loi positive, il y a une loi que l’on peut qualifier de naturelle (ou autre) qui est supérieure à cette loi positive. Dans la tradition biblique, les lois de l’État ne constituent pas toujours des absolus ou des impératifs catégoriques ». En conséquence, dans un État de droit tel que la France, « la loi est applicable et opposable à la loi religieuse dans les questions matérielles et patrimoniales, mais pas du tout dans les questions religieuses et rituelles, et pas même sur le plan du statut personnel, par exemple un divorce civil n’est pas reconnu religieusement[1] ».
Devant la Commission nationale de réflexion sur la laïcité, mise en place en 2005 par le Conseil d’État, le grand rabbin de France déclare : « Il paraît difficile, pour des raisons qui tiennent à l’histoire de France, d’officialiser les religions en tant que telles comme interlocuteurs de l’État. Ce serait admettre entre elles une communauté d’intérêts spirituels ou matériels qui poserait face à elles l’État en situation de conflit. » Il conteste alors l’existence d’un « humanisme religieux » venant au secours de l’État pour lui procurer un « supplément d’âme » qui lui ferait défaut, à moins que certains espèrent « comme tant d’autres le font dans le pays, et comme des “partis religieux” le font ailleurs, mettre (l’État) en position de dispensateur de subventions ou d’avantages en échange d’on ne sait quelle contribution à la paix civile, ou quel soutien à une politique particulière, ou quel apport électoral ». Cette attitude ne semble pas encore être partagée par les autres cultes.
Les relations du judaïsme religieux avec le politique sont ainsi nuancées, et cela probablement du fait de l’existence d’une institution dite laïque, le Conseil représentatif des institutions juives de France, (CRIF), dont le Consistoire central s’était officiellement retiré. Ainsi, face au projet de création d’un organe représentatif de l’ensemble des cultes présents dans la société française, qui pourrait devenir un interlocuteur des autorités publiques – qui a été constitué de fait fin 2010 sous le titre de Conférence des représentants des cultes en France, le judaïsme est prudent, sinon réservé.
Le grand rabbin n’écartait pas, en 2005, que cet organe regroupant les cultes français, qui « n’émanerait que de l’initiative et de la concertation des représentants des religions » se fixerait pour unique objectif d’examiner quelques grandes questions de société et d’adopter une « plate-forme commune quand elle est possible ». Mais le représentant du judaïsme religieux rejetait alors fermement toute velléité de constituer un « groupe de pression » et de marquer « l’entrée du religieux en politique ». Il estimait à la veille de la constitution de cette Conférence que « les expériences de “partis religieux” fournissent, dans leur diversité, de la démocratie chrétienne à l’allemande ou à l’italienne jusqu’aux partis religieux israéliens, matière à réfléchir ».
La problématique actuelle de la laïcité en France
Au cours des dix dernières années, le débat sur la laïcité a réapparu sur la scène française, mais aussi dans l’ensemble des pays qui se réclament de ce concept. Il place dans un nouveau contexte les relations que l’État, mais aussi la société civile, entretiennent avec les cultes. Ce contexte se caractérise par plusieurs paramètres nouveaux :
- Tout d’abord, l’un des deux partenaires de la laïcité, c’est-à-dire les religions, a considérablement changé. C’est un nouveau paysage religieux qui s’est installé en France au cours des trente dernières années.
- La seconde nouveauté réside dans une multiplication exponentielle et incontrôlée des revendications religieuses des citoyens, non seulement dans la sphère de prédilection de la laïcité qu’est l’école publique, mais aussi dans des institutions que l’on croyait préservées, telles que la santé ou même l’armée.
- Le troisième paramètre nouveau est que toutes les religions présentes en France – les plus anciennement implantées et les nouvelles venues – proposent chacune des interprétations, des modes d’emploi ou même des réécritures de la laïcité, créant des pressions non seulement sur les pouvoirs publics, mais aussi sur la société civile, dans l’espace public.
- Enfin, l’État lui-même, partenaire et garant de la laïcité, réagit au coup par coup à ces assauts : soit en acceptant de légiférer sous la pression de l’opinion publique – comme dans les cas des lois interdisant le port des signes religieux ostentatoires dans l’école de la République ; soit en procédant, selon les demandes, à des « aménagements raisonnables » selon la formule utilisée au Québec ; soit enfin en instrumentalisant la pratique, sinon les principes de la laïcité dans de nouveaux débats politiques, que certains qualifient de « politiciens ».
Paysage religieux modifié
En premier lieu, le paysage religieux de ces dernières années n’est plus celui qui prévalait du temps de la loi du 9 décembre 1905 : aux trois cultes partenaires d’alors – catholicisme, protestantisme réformé et luthérien, et judaïsme – s’ajoutent aujourd’hui l’islam sunnite et chiite, mais aussi les sagesses asiatiques, principalement le bouddhisme, ainsi que d’autres expressions du christianisme que sont les Églises d’Orient, les orthodoxes ou les Églises évangéliques – diversité encore plus marquée dans la France d’outre-mer. Chacun de ces cultes propose des lectures nouvelles du fait religieux, inconnues il y a un siècle.
Quantitativement le panorama religieux français a lui aussi évolué. Bien qu’il soit interdit en France procéder à un recensement des religions – le dernier en date remonte à 1872 –, les évaluations et projections se font à partir des estimations avancées par les autorités religieuses représentatives elles-mêmes : par ordre décroissant, si le catholicisme demeure la religion proportionnellement majoritaire, c’est à présent l’islam qui est considéré comme la deuxième religion du pays. Vient ensuite le protestantisme auquel s’est jointe une partie des Églises évangéliques et pentecôtistes. Puis les chrétiens dits historiques, parmi lesquels on compte l’Église orthodoxe, l’Église apostolique arménienne, les Églises orientales, indépendantes ou rattachées au Vatican. Vient ensuite le judaïsme. Enfin, nouveau venu, le bouddhisme avec ses trois tendances : tibétaine, du Grand et du Petit Véhicule.
Pour être complet, il faut ajouter qu’un sondage IFOP/La Croix indique que 39 % des Français interrogés se déclaraient sans religion en 1990, pourcentage montant à 50 % en 2008. 17 % se qualifient eux-mêmes d’athées convaincus.
Sociologie
Si l’on veut comprendre les relations que les religions entendent établir avec la laïcité, il faut également examiner les grands courants transversaux qui les animent au cours de ces dernières années. On peut en citer trois :
- Premièrement, les sociologues constatent un net recul de la socialisation dans une religion. Alors qu’il y a un siècle, 80 % d’une classe d’âge avait une vie sociale dans une religion, ce pourcentage est tombé au-dessous de 50 % dans les années 2000. La conséquence est que le religieux se rattache bien moins au spirituel et au rituel dans la sphère intime et privée pour prendre de nouvelles formes de pratiques dans l’espace public, liées à l’apparence, aux traditions culturelles, ethniques et identitaires.
- Deuxièmement, le phénomène nouveau, commun à toutes les religions, est l’apparition de nouvelles « tendances dures » en leur sein, de courants fondamentalistes ou intégristes. L’ambition qui les rapproche est de « combattre » ce qu’elles appellent la dilution de « la force originelle » de leurs convictions transcendantales. Ces extrémismes religieux contestent très fortement la laïcité.
- Parallèlement, et c’est la troisième évolution commune à l’ensemble des religions monothéistes, la majorité des croyants et pratiquants a accepté la laïcité et le pluralisme religieux. La signification de la pratique religieuse a sensiblement évolué : par exemple, des jeunes dont les parents avaient rompu avec toute appartenance religieuse reviennent à des pratiques, peut-être plus à la recherche d’une appartenance au groupe que par accomplissement spirituel, à l’instar du modèle anglo-saxon de communautarisme.
Les opinions publiques
Il faut signaler que l’opinion publique française a nettement évolué, tant au regard des religions que de la laïcité. Pour une majorité des Français (58 %), la laïcité est en danger en France[2], parmi lesquels 25 % déclarent qu’elle est « tout à fait en danger ». Si l’attachement des Français à la laïcité est quasiment unanime, la définition qu’ils en donnent est des plus floues. Le terme est accompagné d’une multitude de qualificatifs qui en donnent les acceptions les plus diverses, sinon fantaisistes.
Par ailleurs, 30 % des Français estiment que la plus grande menace qui pèse sur les droits de l’homme est constituée par « les intégrismes religieux », loin devant « les difficultés économiques et financières » (17 %) ou la « pression des entreprises multinationales » (17 % également)[3].
Les atteintes à la laïcité
Dès 2003, dans son rapport Laïcité et République, Bernard Stasi constate, non sans étonnement, que « les comportements, les agissements attentatoires à la laïcité sont de plus en plus nombreux, en particulier dans l’espace public ». Appelant à la clairvoyance, il tente alors de dégager les raisons de cette dégradation. Il cherche en particulier des raisons sociologiques pour expliquer les difficultés d’intégration de « ceux qui sont arrivés sur le territoire national au cours de ces dernières décennies », les conditions de vie dans les banlieues de nos villes, le chômage, et ce qu’il appelle le chant des sirènes « des groupes extrémistes qui sont à l’œuvre dans notre pays pour tester la résistance de la République et pour pousser certains jeunes à rejeter la France et ses valeurs ». Le Conseil d’État, dans le bilan d’un siècle d’application de la loi de 1905 qu’il dresse en 2005 , conclut également que le regard porté sur la question de la laïcité « est aujourd’hui nourri, mais aussi brouillé par celle, plus large, de l’intégration et des dangers à cet égard du communautarisme ».
Concernant l’expression religieuse dans une société laïque, la situation s’est depuis aggravée, et l’analyse des origines du phénomène s’est affinée.
Dans les services publics, tout d’abord, les revendications religieuses individuelles n’ont cessé de s’amplifier. Deux rapports ont donné l’alerte : en 2006, celui mené par André Rossinot,« La laïcité dans les services publics », puis en 2007, celui du haut conseil à l’Intégration. Le premier constate que le principe de laïcité fait l’objet de « contestations détournées, parfois orchestrées depuis l’étranger », tant à l’école et dans le milieu éducatif que dans l’hôpital, dans les services locaux et dans la fonction publique. Il diagnostique que, dans certaines zones urbaines, des intégrismes religieux ou sectaires utilisent le tissu associatif pour s’implanter et encourager des replis identitaires communautaristes.
Un rapport sur les refus de mixité pour des motifs religieux, mené par l’Inspection générale de l’administration en août 2005, montre l’étendue d’un phénomène, que l’Observatoire international de la laïcité devait également mettre en évidence lors de colloques organisés en 2009 et 2010 sur l’école et sur la santé. De très nombreux cas, partout en France, ont été relevés dans ce rapport. À l’école, ils sont très divers, depuis les jeunes filles portant des croix de grande dimension aux élèves assyro-chaldéens arborant croix et chapelets, en passant par les élèves sikhs portant turban et couteau rituel (kirpan), les certificats de maladie de complaisance présentés régulièrement pour des absences lors du shabbat ou des fêtes religieuses juives, et la diffusion de propagande salafiste dans des établissements de Bouches-du-Rhône ou de Versailles. Mais ce militantisme religieux porte également sur le refus de certains contenus d’enseignement, comme celui de la Shoah, des croisades de Darwin, ou d’éducation sexuelle.
Dans les services sanitaires et sociaux, les revendications religieuses se sont multipliées aussi. Ainsi, dans les hospices civils de Lyon, un chef de service a été agressé par une personne qui refusait une césarienne pour sa femme. Un chef de clinique masculin été menacé à l’arme blanche pour avoir examiné une femme pendant le Ramadan. Selon un pédiatre hospitalier, ces conflits violents sont fréquents : ils ont commencé dans cet hôpital, avec les revendications des intégristes catholiques à propos des interruptions volontaires de grossesse.
Même les tribunaux n’ont pas été épargnés par ce phénomène. Citons, entre autres, le jugement de ce Tribunal de grande instance de Lille qui a annulé, début avril 2010, un mariage entre deux Français, à la demande de l’époux qui contestait la virginité de sa femme.
Dans les communes et collectivités territoriales, dans le cadre des activités ludiques et sportives, les revendications religieuses, contraires à la laïcité, se sont multipliées au cours des dernières années. Le refus de mixité est admis dans certaines installations sportives municipales comme au gymnase du Val Fourré, à Mantes où hommes et femmes sont séparés, ou dans certaines piscines, comme à Sarcelles (Val d’Oise) où des femmes pratiquantes juives ont longtemps bénéficié d’un créneau horaire pour s’adonner, seules, à la natation, en présence d’un personnel exclusivement féminin. Nombreuses sont les communes qui mettent des salles municipales à la disposition de cultes. Autres curiosités : à la sous-préfecture de Mantes, les femmes voilées se voyaient remettre leurs cartes nationales d’identité dans un local isolé, afin de pouvoir se découvrir à l’abri du public. Ou encore, à la mairie du 7e arrondissement de Lyon, sous la pression des familles, lorsque l’officier d’état civil est un homme, le greffier est automatiquement une femme, et vice versa.
Dans la restauration rapide, signalons la décision d’une chaîne de réserver certains de ses points de vente aux musulmans pratiquants, alors que cette enseigne appartient de fait à un organisme public. Citons également la présence de candidates voire de listes à caractère religieux dans des élections régionales Un débat sur le statut personnel a été ouvert à propos d’une accusation de polygamie, posant également la question du mariage religieux qui, dans certains cas, ne serait pas précédé d’un mariage civil.
Dans les entreprises privées, la multiplication des demandes de congés pour raisons religieuses, l’adaptation de la restauration, le port de vêtements spécifiques, ont poussé les directeurs des relations humaines et le MEDEF à multiplier les concertations et les colloques.
Rappelons enfin l’inquiétude suscitée par les tentatives d’implantation de la finance islamique, qui met une activité économique nationale sous le contrôle d’autorités religieuses et qui, pour des raisons religieuses, exige des modifications de la législation et de la réglementation financière et bancaire.
Trop souvent, il n’a pas été apporté de réponses satisfaisantes en matière de respect et de préservation de la laïcité. Dans un certain nombre de cas évoqués, il a fallu improviser des solutions, des « arrangements », des adaptations empiriques, certains conformes à la laïcité, d’autres non, faisant glisser celle-ci de manière incontrôlée. C’est même devenu la spécialité de certains « consultants » qui vendent des « solutions toutes faites » aux entreprises, ou qui préconisent de remplacer deux fêtes chrétiennes par des jours chômés pour Yom Kippour et pour , qui deviendraient des fêtes pour tous les Français.
Les revendications juives sont-elles compatibles avec la laïcité ?
Il n’en demeure pas moins que, tant le judaïsme religieux que le CRIF formulent des demandes à destination du pouvoir politique, dont nous donnons ici quelques aperçus.
- Ainsi le grand rabbin Sitruk revendique-t-il « une acceptation de la différence » constituant (il en est bien conscient) une limite à la « laïcité à la française ». Il demande des accommodements que l’Éducation nationale et les universités accorderaient pour permettre aux écoliers et étudiants de respecter le shabbat, et, plus généralement, pour permettre aux Juifs pratiquants de s’absenter de leurs lieux de travail pour les grandes fêtes religieuses. Il souligne de même : « Lorsque je me suis rendu dans les organismes dépendant du ministère de la Santé pour exposer aux infirmières et au personnel des hôpitaux quels sont les soins à apporter (nourriture, encadrement de la mort) à un Juif pratiquant, cela a suscité un énorme intérêt. »
Statut personnel et laïcité
Le droit de la famille ignore les convictions ou les pratiques religieuses de ses membres et singulièrement des époux. Le statut personnel peut néanmoins poser des questions délicates lorsque certains tentent de concilier des législations religieuses avec le principe de laïcité française. Nous en examinons ici quelques aspects.
Le mariage
La loi de 1905 impose l’antériorité du mariage civil et interdit aux ministres du culte la célébration du mariage religieux avant que le mariage civil n’ait été enregistré. Cette disposition précise que « tout ministre d’un culte qui procédera, de manière habituelle, aux cérémonies religieuses de mariage sans que ne lui ait été justifié l’acte de mariage préalablement reçu par les officiers de l’état civil sera puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende » (Code pénal, art. 433-21).
Cette obligation s’impose même lorsque les époux ne sont pas de nationalité française et sont ressortissants d’un État qui ne procède qu’au mariage religieux ou qui admet la priorité du mariage religieux sur le mariage civil (jurisprudence CA Toulouse, 7 mai 1890). Tout ministre d’un culte, rabbin, prêtre ou imam, doit réclamer un certificat de mariage civil avant de procéder à une union religieuse (article 433-21 du Code pénal, adopté en 1803).
Aucune mention de l’appartenance religieuse ne peut figurer sur l’acte de mariage, comme sur tout acte d’état civil.
Dans un mariage religieux juif, le rabbin délivre un document, la ketoubah, reconnu par les autorités religieuses centrales qui tiennent des registres.
La situation nouvelle, qui constitue une entorse à la laïcité, est qu’un nombre de personnes difficile à évaluer aujourd’hui (celles qui adhèrent à une interprétation rigoriste de l’islam) recourent au seul mariage religieux, écartant pour diverses raisons le mariage civil ou le pacte civil de solidarité (Pacs).
Changement de prénom et de nom
Toute personne qui souhaite changer de prénom pour des motifs religieux liés à une conversion ou pour une meilleure intégration au sein d’une communauté religieuse (juive ou musulmane) doit en faire la demande au juge des affaires familiales en invoquant un « intérêt légitime » (art. 60 du Code civil).
La jurisprudence de la cour d’appel de Paris a par exemple retenu les arguments avancés par une requérante qui justifiait la demande de suppression de son deuxième prénom au motif que ce dernier était pour elle source de problèmes sérieux et réels, d’ordre psychologique et d’identité religieuse. En effet, convertie à la religion juive, elle ne pouvait supporter la coexistence d’un prénom hébraïque et d’un prénom à forte consonance chrétienne : Sarah et Marie-Christine. Elle a obtenu que seul le prénom Sarah figure sur son état civil (CA Paris, 29 juin 1999).
En revanche, les changements de nom de famille pour raison religieuse, qui exigent un décret et un « intérêt légitime », sont plus difficilement accordés, en raison du principe d’immutabilité du nom patronymique, traditionnel dans le droit français, bien que non absolu.
Ainsi, la cour administrative d’appel de Paris a jugé que le « souci que faisait valoir une requérante de porter un nom à consonance juive conforme à sa véritable identité religieuse et à ses origines familiales n’établit pas l’existence d’un intérêt légitime […] de nature à justifier le changement de nom sollicité » (CAA Paris, Mme Ferry, 29 juin 1999).
Qu’en est-il des tribunaux religieux ?
Concernant le judaïsme, des tribunaux rabbiniques (Beit Din), composés chacun d’une cour de trois juges, existent auprès des consistoires régionaux de Paris, Marseille, Lyon et Strasbourg. Certaines communautés ultra-orthodoxes (Loubavitch) possèdent leur propre Beit Din. Ils jugent généralement d’affaires rituelles, portant par exemple sur la conformité alimentaire (abattage rituel et cacherout), les lieux d’ablution (mikvé) ou la conversion au judaïsme. Concernant le mariage et le divorce, ces tribunaux religieux ne statuent qu’après les autorités civiles, c’est-à-dire respectivement l’officier d’état civil et le tribunal de grande instance, étant précisé qu’un mariage religieux ne peut être défait que par un acte du tribunal rabbinique (guett).
Ces instances religieuses ne bénéficient d’aucune reconnaissance officielle et leurs actes n’ont aucune valeur en droit français. Le projet de création d’un tribunal rabbinique d’arbitrage (instance d’appel au niveau national) a provoqué une polémique en novembre 2005 et semble avoir été abandonné.
Pour l’heure, il n’existe pas en France de tribunaux islamiques, sur le modèle de ceux qui fonctionnent en Grande-Bretagne.
Positions du grand rabbinat
- Concernant l’éducation publique, le grand rabbinat a soulevé quelques interrogations, qui sont autant de revendications. Comment développer, dans les programmes officiels, l’enseignement de l’hébreu, de l’histoire juive et de la culture juive ? Le congé du mercredi ayant été remplacé par celui du samedi, quelles en sont les incidences sur les cours d’instruction religieuse ? Pour le grand rabbin de France, la laïcité appliquée à l’école devrait être « investie de toute sa fonction formatrice et unificatrice, sans pour cela être uniformisante, intégrant les personnes sans pour autant les assimiler ».
Pour les écoles privées juives sous contrat, s’il est admis que l’État puisse fixer les critères de recrutement des directeurs et des maîtres des écoles, il n’est pas souhaité qu’il les désigne lui-même, bien qu’ils soient salariés publics.
Pour le ministre de l’Éducation, Vincent Peillon, « l’enseignement public et l’enseignement privé sous contrat ont la même mission de faire partager les valeurs de la République. Dans les établissements privés sous contrat, la laïcité doit être également enseignée et transmise, dans le cadre des enseignements comme dans les actions éducatives. Le texte de la Charte de la laïcité est de ce point de vue un très bon support pédagogique […]. Mais, hors des programmes que les établissements privés sous contrat sont tenus d’appliquer dans leur intégralité, il appartient à ces établissements de déterminer les modalités de cette transmission : l’affichage de la Charte ne peut dès lors pas leur être imposé[4] ».
- À propos des aumôniers, le grand rabbin Bernheim souhaitait que leur rôle soit élargi : « La présence d’aumôniers ne répondrait pas seulement à un besoin d’informations, mais à divers besoins sociaux auxquels l’assistante sociale, l’infirmière, l’agent de police ne peuvent ou ne devraient pas toujours, ou toujours seuls, faire face. » Pour sa part, l’aumônier général israélite des armées, le rabbin Haïm Korsia, défendant une « laïcité intelligente », fait remarquer que « pendant plus de cinquante ans, des solutions [ont été] trouvées dans les établissements scolaires lorsque des examens étaient prévus lors du shabbat ou d’une fête religieuse. Malgré les discours des plus hautes autorités de l’État réaffirmant l’importance de pouvoir à la fois pratiquer sa religion et être un citoyen engagé, sur le terrain, des ultra-laïcards – des gens qui ont peur – interprètent les textes de manière antirépublicaine ».
- La reconnaissance par l’État des diplômes délivrés par les universités privées religieuses, catholiques et protestantes a suscité des réserves de la part de l’ancien grand rabbin Bernheim, qui estime que « la reconnaissance complète des instituts de théologie me paraît une formule grosse d’équivoques. Entend-on par “reconnaissance” une prise en charge financière d’établissements qui me semblent, à part cela, déjà reconnus ? Mais d’un autre côté, de quels “instituts” parle-t-on ? Quelle en est la liste, et qui prononcerait leur reconnaissance ? ».
- Au cours de la dernière campagne électorale pour la présidentielle qui s’est focalisée, pour partie, sur l’abattage rituel, le grand rabbin de France, reçu par le président Sarkozy le 16 décembre 2011 à l’Élysée, avait demandé que la France et l’Europe conservent l’exception juive dans la technique d’abattage sans étourdissement, contrairement à la législation européenne. Gilles Bernheim demandait ainsi « que la France engage auprès de l’Union européenne une action concernant la pratique du judaïsme et sa protection ».
Face à l’antisémitisme
Si l’antisémitisme n’a jamais disparu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a muté au cours des vingt dernières années[5]. Quantitativement, il a atteint un pic en 2000 avec la seconde Intifada, qui a vu les Juifs de France en butte à un nombre inégalé jusque-là d’actes agressifs, cette fois provenant de milieux arabo-musulmans.
Depuis cette date, les édifices cultuels, les écoles confessionnelles et les institutions juives ont vécu comme assiégés, sous la protection plus ou moins efficace de la police – en témoigne l’attaque meurtrière de l’école privée Ozar Hatora de Toulouse, en mars 2012.
Quant à l’origine de ces agressions, à l’antisémitisme traditionnel de l’extrême droite sont venues se substituer de nouvelles formulations négationnistes. Issues de l’antisionisme, ces constructions idéologiques visent à faire croire que « tous les Juifs sont des Israéliens réels ou potentiels, que la manipulation est leur méthode, la spoliation leur moyen et la domination leur but », selon l’analyse du politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite. Tout accroissement de la tension au Proche-Orient fait craindre des heurts aux responsables juifs et musulmans de France. À partir de 2012, on décèle une forme endogène d’antisémitisme issue des milieux extrémistes musulmans, déconnectée de l’actualité proche-orientale.
Revendications du CRIF
Du point de vue du CRIF, deux demandes sont traditionnellement adressées aux pouvoirs publics, portant principalement sur la lutte contre l’antisémitisme d’une part, et sur les relations avec l’État d’Israël de l’autre.
Dès son élection, le nouveau président du CRIF, Roger Cukierman rencontre le président de la République, François Hollande (18 juillet 2013) afin, déclare-t-il, de l’alerter sur la montée de l’antisémitisme en France, ajoutant, à sa sortie de l’Élysée : « Face à l’accroissement du nombre et de la gravité des actes antisémites, nous sommes dans une situation où les valeurs de la République doivent être défendues. » Pour Roger Cukierman, contre ce « poison », il faut un antidote, qui serait de faire de la lutte contre l’antisémitisme « une cause nationale ».
Reçu quelques semaines plus tard (10 septembre 2013) par le ministre de l’Intérieur en charge des cultes, Manuel Valls, le président du CRIF rappelle qu’en 2012, 55 % des violences à caractère raciste étaient dirigées contre des Juifs (selon les statistiques du ministère de l’Intérieur).
À l’issue du dîner annuel du CRIF (retransmis par la chaîne de télévision Public-Sénat), Roger Cukierman analyse que « ces actes antisémites s’inscrivent dans un changement général de la société française […]. L’antisémitisme a touché un public nouveau, ce n’est plus l’exclusivité de l’extrême droite. Il est maintenant porté par ceux qui se sentent exclus de la société et qui cherchent un bouc émissaire ». À propos des moyens à mettre en œuvre pour contrer cet antisémitisme, Roger Cukierman suggère qu’outre les mesures de sécurité classiques mise en œuvre par les pouvoirs publics, « il faut surtout entamer tambour battant un immense effort d’éducation. Je voudrais que le CRIF soit un centre de gravité permettant de réfléchir et de faire des propositions concrètes sur le plan de l’éducation et de la sécurité. Nous devons trouver des outils pédagogiques pour sensibiliser parents, syndicats, magistrats, enfants à la tolérance, au respect des différences ».
Lors de sa rencontre avec le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, le 1er octobre 2013, à Matignon, le président du CRIF évoque les mesures de protection des lieux communautaires qui doivent être maintenues et renforcées, ainsi que les moyens et compétences du Comité interministériel de lutte contre le racisme et l’antisémitisme qui doivent être développés pour une meilleure mise en œuvre des réponses nécessaires à un recul de ce fléau, qu’elles soient judiciaires, éducatives, policières ou politiques, ainsi que le précise un communiqué.
Tout en estimant que la France n’est pas un pays antisémite, Roger Cukierman ajoute qu’il y règne « un climat dans lequel il n’est pas agréable de vivre[6] ».
Selon le président du CRIF, la France serait confrontée à trois formes distinctes d’antisémitisme :
- l’antisémitisme de l’extrême droite, avec la progression et la banalisation du Front national dans l’opinion publique ;
- l’antisémitisme véhiculé par l’extrême gauche, développé au départ par des pro-palestiniens, qui appellent au boycott d’Israël et que M. Cukierman décrit comme étant « l’antisémitisme habillé en antisionisme » ;
- enfin l’antisémitisme des jeunes de banlieues issus de l’immigration, « pour la plupart musulmans », qui s’« empressent de commettre des violences quand ils voient un juif avec une kippa ».
Quant aux relations que le CRIF entretient avec le judaïsme religieux, le nouveau président du CRIF souligne dès son élection : « Je souhaite vivement que le Consistoire central, qui a également été à l’origine du CRIF en 1944, et qui représente une très grande partie de la communauté religieuse, revienne en son sein, quelque dix ans après l’avoir quitté pour différentes considérations personnelles. Je vais faire des efforts en ce sens. J’espère qu’il acceptera la main tendue. Nos relations sont amicales, mais je les souhaite plus étroites. L’unité fait la force dans les circonstances actuelles. » (AFP)
Concernant les relations du judaïsme français avec l’État d’Israël, le nouveau président du CRIF déclare au Figaro : « Depuis 2 000 ans qu’ils sont implantés en France, les Juifs ont fait la preuve de leur intégration, de leur loyauté ; ils ont combattu, ont donné des écrivains, des hommes politiques, des scientifiques. Ils n’ont rien à prouver. Pour autant, je n’approuve pas ceux qui agitent des drapeaux israéliens dans les manifestations. Cela crée de la confusion ». À propos du nombre de Juifs français qui partent vivre en Israël, M. Cukierman estime « qu’il ne faut pas exagérer l’ampleur de l’alya », ajoutant : « Nous ne voulons pas qu’Israël fasse ici campagne sur le thème de la peur. » Il déclare par ailleurs : « Je considère que le CRIF est là pour défendre les Juifs en France, pas pour intervenir en toutes circonstances sur ce qui se passe en Israël. Certes, nous avons une solidarité totale avec Israël, mais ce n’est pas notre sujet. Notre sujet, c’est l’antisémitisme en France ».
Conclusion prospective
Avec l’ensemble des défenseurs de la laïcité, j’ai personnellement la conviction qu’il serait abusif de laisser croire que celle-ci devrait se transformer, s’adapter aux exigences religieuses ou se plier à des manipulations politiciennes, être repensée et réécrite.
C’est l’inverse qui doit advenir, c’est-à-dire que tout un chacun, et au premier chef les instances religieuses, doit se couler dans le moule républicain de la laïcité et respecter la loi, dans son esprit et dans sa lettre. Ainsi que le proclame le judaïsme français dans ses synagogues : « La Loi de la République est notre Loi ».
La laïcité n’est rien d’autre qu’un corpus de lois, décrets, règlements qui encadrent et codifient, non pas les croyances religieuses ou la non-croyance, qui sont personnelles et restent libres, mais les expressions multiples des cultes, dans l’espace de la République.
S’il fallait, dans tel ou tel domaine, développer le corpus législatif, l’approfondir, le décliner dans certaines situations nouvelles, pourquoi pas ! Mais sans jamais le pervertir, ni même s’en éloigner. Il en a été ainsi des droits de l’homme universels qui, en plus de soixante ans, ont été déclinés en de nombreux domaines, en une soixantaine de textes internationaux, sans jamais être contraires au texte fondateur qu’est la Déclaration universelle de 1948.
Il semble possible aujourd’hui de parvenir à un consensus national : ni une « laïcité d’interdiction », ni une « religion d’État », il s’agit pour la France, de mettre en œuvre une laïcité de séparation, de délimitation entre convictions religieuses et ordre républicain. La laïcité fait alors pleinement partie de l’identité de la France.
Ainsi, j’estime que la laïcité n’aurait besoin ni d’être redéfinie ou revisitée, ni d’être confondue avec la « liberté religieuse », et encore moins d’être « accommodée » à une quelconque sauce. Elle a besoin d’être clarifiée et débarrassée des scories qui sont venus la parasiter avec le temps, d’être résolument affermie, afin de pouvoir pleinement assurer sa fonction d’encadrement des pratiques religieuses dans la sphère publique, et non pas des convictions intimes.
Du point de vue des tenants de la laïcité, que je partage, plusieurs voies s’offrent pour parvenir à la consolidation de celle-ci.
Ma conviction est que la plus importante consiste à en donner une définition constitutionnelle à partir du titre premier de la loi de 1905. Cette clarification mettrait fin à toute velléité de remise en cause de la séparation des Églises et de l’État, à toute opposition entre laïcité législative et République laïque de la Constitution de 1958, ou à des interprétations par le biais des « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (PFRLR).
Le renforcement du statut juridique de la laïcité est prioritaire, afin que sa mise en œuvre dans la République puisse être impartiale, mais également applicable à l’ensemble du territoire national, conformément à l’impératif constitutionnel selon lequel « la République est une et indivisible ». Il en découle la nécessaire sortie, selon des modalités à préciser, du régime dérogatoire des cultes en Alsace et en Moselle, ainsi que dans certains territoires d’outre-mer. Il s’agira de mettre fin en particulier à la prise en charge de la construction de lieux de culte et des salaires des personnels du culte par le budget public, assimilant ces derniers à des fonctionnaires d’État. Autre exception incohérente à faire disparaître : la suppression du caractère obligatoire des cours de religion dans l’enseignement public, c’est-à-dire la généralisation à l’ensemble du territoire national de la loi établissant la laïcité à l’école primaire, votée en 1882 sur proposition de Jules Ferry ; de même, l’abrogation du délit de blasphème, encore en vigueur dans les départements d’Alsace-Moselle et dans certains territoires d’outre-mer, devrait être prononcée.
Afin d’endiguer tout glissement, nombreux sont ceux qui pensent qu’il serait urgent de réécrire, en la détaillant, une Charte de la laïcité dans la fonction publique, et de veiller à sa mise en œuvre effective par une autorité d’arbitrage et de contrôle, à l’image de l’Éducation nationale française qui vient de se doter d’un code de conduite, d’une charte de la laïcité rappelant aux enseignants et aux élèves les principes fondamentaux de la laïcité républicaine ainsi que ses déclinaisons à l’école.
L’enseignement supérieur ne peut être plus longtemps tenu à l’écart des impératifs de la laïcité. Il serait en particulier nécessaire de faire respecter le monopole de la collation des grades par l’Université, garantie de la liberté de recherche et d’enseignement, en mettant fin aux accords passés entre l’État français et les autorités chrétiennes sur la reconnaissance mutuelle des diplômes. De même, la formation des enseignants dans le cadre des Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, ainsi que dans tous les concours des trois fonctions publiques, devra s’enrichir de modules obligatoires d’histoire et de droit de la laïcité.
Afin d’être véritablement partie prenante dans l’enseignement public, l’enseignement privé qui souhaite bénéficier des avantages accordés par l’État devra, lorsqu’il choisit d’être « sous contrat d’association », respecter pleinement ses obligations, en particulier renoncer aux dispositions de la loi Carles qui lui accorde le financement obligatoire de la scolarité par les autres communes, et l’abrogation de l’article 89 du Code général des collectivités territoriales.
Le financement de la construction et de l’activité des lieux de culte devra faire l’objet d’un encadrement plus clair, non seulement en ce qui concerne les origines étrangères de certains de ses investissements, mais aussi lorsqu’il s’agit d’avantages accordés par des collectivités locales qui devront être précisément autorisés dans leur code.
La laïcité française ne peut accepter l’intrusion de la « finance islamique » dans le système bancaire national appelant des modifications réglementaires et législatives ; pas plus que l’implication de toute autorité religieuse dans la régulation des opérations bancaires.
J’ai la conviction, comme bien d’autres défenseurs de la laïcité, que l’introduction des religions dans la sphère politique doit être endiguée, particulièrement avec la suppression des « conférences départementales de la liberté religieuse », et de l’institution dans les préfectures de référents de l’État, qui ont conféré aux cultes une reconnaissance publique contraire à la loi.
Parmi les mesures symboliques qui peuvent donner meilleure visibilité à la laïcité, outre l’installation et le fonctionnement effectif de l’Observatoire national de la laïcité, en 2013, il serait nécessaire, estiment également ses défenseurs, que l’Assemblée nationale, suivant dans les mêmes termes le texte adopté en 2011 par le Sénat, vote une résolution instituant une Journée de la Laïcité, le 9 décembre..
Sur ces questions, il serait sain et utile que la connaissance en soit largement ouverte, afin de protéger la laïcité française de tout égarement, de toute tentative d’instrumentalisation et de la renforcer, avec l’accord de tous. Alors il me semblera légitime d’envisager d’ajouter à la devise de la République, « Liberté, Égalité, Fraternité », le volet « Laïcité », qui prendra son sens et son poids véritables.
Gérard FELLOUS
[1] Gilles Bernheim, Religion et laïcité. Des valeurs pour vivre ensemble, Paris, Association consistoriale israélite de Paris, 2001.
[2] Selon un sondage CSA/CNAL de février 2005.
[3] Selon un sondage de 2010, commandé par le Forum mondial des droits de l’homme de Nantes.
[4] Entretien avec Actualité juive, 3 octobre 2013.
[5] Voir en particulier le dernier ouvrage de Marc Knobel, Haine et violences antisémites, Paris, Berg International, 2013.
[6] Déclaration à la télévision francophone i24news, 4 novembre 2013.