La circoncision rituelle doit-elle être encadrée ?

Une résolution européenne sur le « droit des enfants à l’intégrité physique »

 

L’Europe est-elle à la veille d’interdire la circoncision religieuse des jeunes garçons, pratiquée par les cultes juif et musulman ?

Cette crainte suscite rapidement de vives réactions dans les instances juives et musulmanes de France :

Réagissant à la résolution 1952 (2013) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et à sa Recommandation 2023 (2013) portant sur « le droit des enfants à l’intégrité physique », le président du Consistoire central israélite de France –instance religieuse du judaïsme français-Joel Mergui, déclare que le rite de la circoncision chez les jeunes garçons est « non négociable », car il symbolise « l’alliance avec Dieu » et marque l’entrée d’un individu dans « une histoire, un peuple, une communauté ». Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) lance aussitot une pétition intitulée : « Non à l’interdiction de la circoncision ». Ce texte estime que la résolution du Conseil de l’Europe (réunissant 47 Etats) « porte atteinte à l’essence même du judaïsme et des traditions qui ont accompagné l’histoire du peuple juif de par le monde ». Il met en garde contre une résurgence de l’antisémitisme en Europe.

En Israël, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Yigal Palmor, a qualifié cette résolution de « tache morale » qui « encourage la haine et les tendances racistes de l’Europe. Il ajoute : « Toute comparaison de la circoncision à la pratique condamnable et barbare des mutilations génitales féminines est au mieux le signe d’une ignorance consternante. Au pire, c’est de la diffamation et de la haine antireligieuse ».

Auteurs d’une « Encyclopédie des religions » (Pluriel, 2010), Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias  se disent également « choqués » par la polémique qui met en cause « un acte fondateur, symbolisant avant tout une appartenance identitaire ». Ils ajoutent : « Il s’agit d’un marqueur culturel, indépendant du degré de pratique religieuse. L’interdiction de la circoncision a toujours été liée à des persécutions. Les nazis baissaient les pantalons des enfants pour voir s’ils étaient circoncis »

Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM) Dr. Dalil Boubakeur se joint au judaïsme français  pour dire que la résolution du Conseil de l’Europe « est injustifiée quant au motif invoqué, à savoir l’intégrité physique de l’enfant. Ce motif apparait in fine comme une manœuvre dilatoire visant à stigmatiser les pratiques religieuses des fidèles des deux religions, judaïsme et islam ». Pour sa part, le président de l’Observatoire contre l’islamophobie, Abdallah Zekri a dénoncé une « décision scandaleuse (…) en considérant la circoncision comme mutilante pour les garçons, et en la comparant à l’excision des petites filles ».

Pratique préislamique, la circoncision s’est imposée comme « condition d’islamité » chez les musulmans pour qui, selon la tradition, le Prophète « est né circoncis ». Pour autant, pour le spécialiste de l’islam, Malek Chebel, « tous les musulmans ne sont pas circoncis et on ne peut pas y voir une obligation d’ordre théologique » (Histoire de la circoncision des origines à nos jours –Balland- 1992). Il estime qu’une interdiction de la circoncision se heurterait aux opinions publiques partout dans le monde car « ce rite est couvert par des siècles d’existence et pratiqué par tant de personnes qu’il y aurait un blocus ».

Rappelons que selon un rapport de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), près de 662 millions d’hommes de plus de 15 ans sont circoncis, soit près de 30% de la population mondiale. Dans 70 % des cas il s’agit de circoncision à caractère religieux. En France, cette pratique concerne 14% de la population masculine. Aux Etats-Unis, 75 % des hommes sont circoncis, principalement pour des raisons d’hygiène.

Au nom des Droits de l’homme

  • Cette résolution portant sur « Le droit des enfants à l’intégrité physique », adoptée le 1er. octobre 2013 (31e séance) par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, se fonde sur les Droits de l’homme, et plus précisément sur la Convention des Nations Unies relative aux droits des enfants (entrée en vigueur le 2 septembre 1990).

La rapporteur de ce texte, Marlène Rupprecht (sociale-démocrate allemande) a affirmé qu’elle ne cherchait nullement « à stigmatiser  aucune communauté religieuse ou ses pratiques », ajoutant : « Au contraire, l’Assemblée appelle au débat public, y compris à un dialogue interculturel et interreligieux, pour dégager un consensus le plus large possible sur le droit des enfants à la protection contre les violations de leur intégrité physique ».

Au nom de « l’intérêt supérieur de l’enfant », l’article 3 de la Convention stipule que les Etats doivent prendre « toutes les mesures (…) appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, atteintes ou brutalités physiques ou mentales (…) pendant qu’il est sous la garde de ses parents… ». On soulignera que le texte onusien, pas plus que la Convention européenne des droits de l’enfant, ne mentionne un rite religieux ou précisément la circoncision des garçons.

La Convention de l’ONU portant sur les droits des enfants a été adoptée par le parlement français avec une réserve et deux interprétations qui ne touchent pas le sujet de la circoncision. Cette Convention a été traduite en lois françaises sur trois points, mais pas sur celui-ci.

  • Le Conseil de l’Europe ne prononce aucune interdiction, car ce n’est pas son rôle, mais « appelle l’attention » sur  « diverses formes de violence infligées aux enfants avec l’intention de nuire… ». Ce qui est nullement le cas des circoncisions, qu’elles soient juives ou musulmanes.

Concernant les pratiques religieuses, l’Assemblée parlementaire demande aux représentants religieux de recevoir « une formation spécifique », pour « des conditions sanitaires minimales à respecter ». Le texte précise, dans son point 7.5.1, qu’il est souhaitable de « définir clairement les conditions médicales, sanitaires et autres à respecter s’agissant des pratiques qui sont aujourd’hui largement répandues dans certaines communautés religieuses, telles que la circoncision médicalement non justifiée des jeunes garçons ».

C’est seulement dans le cas des mutilations génitales féminines, qui sont condamnées publiquement, et qualifiées de « pratiques les plus préjudiciables », que la Résolution 1952  appelle les Etats membres à « adopter la législation les interdisant, afin de doter les pouvoirs publics des mécanismes de prévention et de lutte effective contre ces pratiques ».

  • Dans le même temps,  la Recommandation 2023 (2013) que l’Assemblée parlementaire adresse au Comité des Ministres des Etats membres ne revient à aucun moment sur la question de la circoncision.

Dans ce contexte juridique le législateur français ne se sentirait d’aucune manière lié par ces textes du Conseil de l’Europe, ce qui n’empêchera pas d’attirer son attention sur sa non pertinence en droit français.

Le précédent allemand.

La polémique européenne est partie d’Allemagne, avec la décision du Tribunal de Grande Instance (Landgericht) de Cologne, du 7 mai 2012,  qui a considéré que la circoncision (Beschneidung) d’un enfant pour raison religieuse est qualifiée de blessure corporelle passible de condamnation. Jusque-là, en l’absence de toute disposition juridique, cette pratique à des fins non médicales était tolérée en Allemagne. Mais un débat s’est ouvert récemment opposant le droit des parents aux droits de l’enfant, considérant que la « violation de l’intégrité physique de l’enfant » est « disproportionnée (unangemessen) par rapport aux prescriptions rituelles. Pour ce faire, les juges  allemands ont repris le concept d’ « adéquation sociale » (Sozialadëquanz), selon lequel l’intérêt de l’enfant prime sur le libre choix des parents. Pour les juges de Cologne, il ne s’agit plus d’approuver ce qui est « accepté » par la société, même depuis des millénaires, mais de dire ce qui est conforme ou non au droit moderne. La portée de cette décision du TGI de Cologne baigne dans de fortes incertitudes que seule une décision de la Cour administrative fédérale ou de la Cour constitutionnelle pourrait lever. Pour le Conseil central des juifs d’Allemagne, cette décision de Cologne constitue « une intrusion dramatique et sans précédent dans le droit à l’autodétermination des communautés religieuses ». Selon le Conseil de coordination des musulmans en Allemagne, cette décision « criminalise » des coutumes islamiques et juives millénaires.

En Europe, pour l’heure, seul le Défenseur des droits des enfants de Suède appelle son pays à interdire totalement la circoncision car, affirme-t-il dans une tribune de presse (Dagens Nyheter)  cosignée avec des professionnels de la santé : « L’opération est douloureuse, irréversible et peut entrainer des complications dangereuses ». Rappelons que la Suède a adopté en 2001 une loi autorisant la circoncision sous plusieurs conditions : un âge maximal de deux mois, l’intervention d’un professionnel de la santé ou d’un religieux spécialement agréé, le consentement des parents après une information complète  sur « ce que l’intervention implique ».  Une proposition de loi interdisant la circoncision, qui avait été introduite au Parlement en octobre 2013, par le parti d’extrême-droite des Démocrates, a été rejetée en commission parlementaire.

Dans le monde anglo-saxon, cette affaire est significative « de la sécularisation des sociétés occidentales et de la difficulté du droit privé, basé sur la conception des droits individuels, à prendre en compte, aujourd’hui, les appartenances communautaires et religieuses des individus », souligne Francis Messner, spécialiste du droit des religions.

En droit français

En France, la pratique de la circoncision religieuse bénéficie d’une large tolérance  d’une part du fait qu’elle ne peut recevoir de qualification pénale, et d’autre part  du fait qu’elle a reçu la consécration de la loi coutumière. Il n’existe aucune jurisprudence des tribunaux français l’ayant remise en cause.

Le Conseil d’Etat (Rapport 2004 ; Un siècle de laïcité ; La Documentation française) souligne que la circoncision rituelle « pratique religieuse admise (…) ne fait l’objet d’aucun texte si ce n’est en Alsace-Moselle ». En effet, l’article 10 du décret impérial du 29 aout 1862 encadre cette pratique en disposant que : « Le mohel (circonciseur religieux juif) doit être pourvu d’un certificat délivré par un docteur en médecine ou chirurgie, désigné par le préfet, et constatant que l’impétrant offre, au point de vue de la santé publique, toutes les garanties nécessaires». Le Conseil d’Etat estime que, dans la pratique, la circoncision est très largement médicalisée, c’est-à-dire effectuée par des médecins et le plus souvent en milieux hospitalier.

En droit civil, les jurisprudences en matière de circoncision sont très rares.  A partir de la distinction entre actes usuels et actes graves (art. 372-2 du Code civil) le juge judiciaire  a qualifié toute circoncision d’acte usuel, n’exigeant que le consentement de l’un des deux parents. Plus  tard, en 2001,  la circoncision rituelle est distinguée de la circoncision médicale, et impose les consentements conjoints des titulaires de l’autorité parentale (Cour d’appel de Paris, 1er. Ch., 2001).

En revanche, l’excision, mutilation sexuelle imposée aux petites filles ou aux jeunes filles, est considérée par la chambre criminelle de la Cour de cassation comme une mutilation (articles 222-9 et 222-10 du Code de procédure pénale, passible de 15 ans de réclusion criminelle).

De plus, la circoncision rituelle a reçu une sorte de « consécration » de la loi selon la formule du professeur Christine Grapin-Dagorno (chirurgien pédiatre, hôpital Robert Debré, congrès de l’Association française d’urologie), du fait que la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (loi Kouchner de 2002) indique qu’il n’est pas possible d’exclure de son champ d’application les actes médicaux sans finalité thérapeutique, particulièrement les actes médicaux à finalité cultuelle.

Dans le cadre du congrès d’urologie française (20 novembre 2012), une table ronde était organisée sur le thème des circoncisions rituelles pratiquées dans le cadre des religions juive et musulmane. Pour son organisateur, le Dr Castagnola : « Le but n’est pas de stigmatiser une pratique religieuse mais de nourrir la réflexion et donner des éléments de réponses aux questionnements des urologues sur le sujet ». De fait ceux-ci étaient plus préoccupés des questions de responsabilité civile et d’éthique médicale.  Liberté est laissée aux praticiens de refuser un acte non thérapeutique ou dans le cas où les deux parents ne donnent pas leur consentement express.

Du point de vue de l’éthique médicale, le vice-président du Comité consultatif national d’éthique (CNNE) Pierre Le Coz  estime qu’ « il convient de trouver des compromis, plutôt que de maintenir une position frontale »  dans ce dilemme éthique  issu d’une tension entre deux systèmes de représentation, l’un incarné par la tradition, qui perçoit la circoncision comme un acte symbolisant le lien avec Dieu, l’autre mené par un « courant progressiste » qui veut instaurer l’idée qu’une personne peut vivre pleinement sa foi, sans avoir à intervenir sur son corps.

Dans ce contexte les autorités religieuses concernées pourraient être amenées à donner des gages du point de vue du respect de la santé publique, des conditions quasi-médicales des circoncisions juives, et de la formation des mohels.

Il serait par ailleurs pertinent que les autorités religieuses, tant juive que musulmane, se prononcent fermement contre les excisions des filles, qui ne sont nullement une prescription de l’islam.

En octobre 2012, le ministre de l’Intérieur en charge des cultes avait affirmé (à Information juive) qu’il était « hors de question de revenir sur les pratiques traditionnelles juives ». Il ajoutait : « Le débat sur la remise en cause de la circoncision relève de la méconnaissance la plus totale de ce que sont l’identité et la culture juive. Une telle remise en cause est idiote et indigne ». Pour l’heure, ni le Parlement, ni l’exécutif politique n’ont évoqué le projet de judiciariser la circoncision  à caractère religieux.

Gérard FELLOUS

23/10/2013