Menaces sur l’universalité : Un combat d’aujourd’hui

Conférence donnée le 10 février 2019 devant les militants d’Amnesty International, à Besançon.

Dès les origines, il y a 70 ans, l’un des rédacteurs de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme, le Français René Cassin – dont la pensée et l’action ont guidé mon engagement – nous disait de manière prémonitoire :

« Il n’y aura pas de droits de l’homme

tant que l’homme ne respectera pas, lui, les droits d’autrui,

et tant qu’il ne voudra pas s’associer à tous les efforts qui sont faits.

Qu’il agisse dans les organisations civiques privées,

qu’il agisse dans des organisations publiques,

c’est du devoir de chaque être humain de se sentir

solidaire des opprimés,

de ne pas être indifférents, même si l’excès des horreurs que l’on aura vécues nous inclinait à l’être. »

  • Ø En 1993, à la Conférence de Vienne, dans la même veine, le secrétaire général en exercice de l’ONU, l’égyptien Boutros Boutros-Ghali voulait nous rappeler que :

« Les droits de l’homme ne sont pas le plus commun dénominateur de toutes les nations, mais au contraire, « l’irréductible humain », c’est-à-dire la quintessence des valeurs par lesquelles nous affirmons, ensemble, que nous sommes une communauté humaine. »

Dans la préface qu’il consacrait à mon ouvrage : « Les Droits de l’homme une universalité menacée »[1], Boutros-Ghali joutait :

« Les droits de l’Homme sont, tout à la fois, absolus et situés. C’est-à-dire qu’il faut, tout à la fois, les poser dans leur universalité et les rendre accessibles à tous, quelles que soient leur histoire, leur langue, leur culture. »

Il poursuivait : « Dès lors, les droits de l’Homme que nous cherchons à garantir, ne peuvent être que le résultat d’un dépassement, le produit d’un effort conscient pour retrouver notre essence commune par-delà nos clivages apparents, nos différences du moment, nos barrières idéologiques et culturelles. »

  • Ø Il y a dix ans, soixante ans après la proclamation solennelle de la Déclaration universelle des droits de l’homme -DUDH, de nombreuses « sonnettes d’alarme » étaient tirées devant nous :

**Louise Arbour, Haut-commissaire des Nations Unies aux Droits de l’homme, constatait que les Etats ne semblent pas faire preuve aujourd’hui de la même volonté que celle qui les animait au lendemain de la Seconde guerre mondiale, pour affirmer fortement l’universalité de nos droits et de nos libertés. Elle ajoutait que « le principe même d’universalité est clairement remis en cause dans certains milieux ».

**Autre voix qualifiée, celle de Mary Robinson qui, elle aussi, occupa le poste stratégique de Haut-commissaire, estimait que dix ans plus tôt, les Droits de l’homme se trouvaient dans une meilleure posture.

**Pour sa part, celle qui succédait à ce poste, Navi Pillay, ajoutait : « Aucun homme, aucune femme, aucun pays au monde ne peut complaisamment affirmer : Nous sommes arrivés ».

**Le concert des Nations leur faisait écho lorsqu’en décembre 2008 l’Assemblée générale des Nations Unies, dans une Déclaration marquant le soixantième anniversaire de la DUDH, déplorait le fait que les Droits de l’homme et les libertés fondamentales ne sont encore « ni pleinement, ni universellement respectés » partout dans le monde.

Devant une telle situation, le Secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon estimait nécessaire et urgent que le troisième millénaire qui s’ouvrait soit proclamé : « Siècle des droits de l’homme ».

Je me suis quelque peu attardé sur ces déclarations pour rappeler que les mises en garde sur les dangers qui pèsent sur les Droits de l’homme sont constantes :

Une histoire agitée :

***Les Droits de l’homme ont traversé en soixante-dix ans trois cycles géo- politiques :

–La paix revenue en 1945, l’espoir nait pour un « avenir d’un idéal commun » proclamé par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.

–La Guerre froide place les Droits de l’homme au cœur d’un affrontement Est-Ouest dont ils sortent renforcés, après la chute du Mur de Berlin, pour entrer dans un cycle nouveau riche en avancées et en normes internationales protectrices.

–Depuis une dizaine d’années des tentations répétées de bipolarisation internationale, selon un axe Nord-Sud, visent à introduire de nouveaux partenaires dans le processus de mondialisation. Les Droits de l’homme qui constituent l’un des indicateurs de la Démocratie et de la mondialisation sont alors contestés aussi bien par les pays non-alignés, activés par la Chine et Cuba, que par les pays islamiques, instrumentalisés par l’Iran.

**En 2018 des coups sérieux furent portés aux Nations Unies :

*Le 23 mars, la Russie s’était fermement opposée à la tenue d’une réunion publique du Conseil de sécurité consacrée aux graves violations des Droits de l’homme en Syrie.

*En avril, dans la « Cinquième commission », chargée du budget, la Russie, la Chine et certains pays du G77- parmi lesquels : le Kazakhstan, la Cote d’Ivoire ou l’Ethiopie- avaient obtenu le démantèlement d’un organisme créé en 2014 par le secrétaire général d’alors, Ban Ki-moon :  le « Human Rights Up Front Initiative – Les Droits de l’homme avant tout », qui était chargé de la diffusion de la culture des Droits de l’homme dans le monde.

*Le 19 juin de la même année, voulant protester contre les dérives constatées au sein du Conseil des Droits de l’homme-CDH de Genève, les Etats-Unis s’en désengageraient. Pour marquer sa désapprobation contre la République démocratique du Congo, le Venezuela, la Chine, l’Egypte ou l’Iran qui instrumentalisaient cette institution onusienne pour mener des combats politiques étrangers aux Droits de l’homme, l’ambassadrice américaine à l’ONU avait demandé une réforme en profondeur du CDH, qu’elle ne put obtenir.

Il s’avère aujourd’hui, clairement que les Droits de l’homme, s’ils n’étaient plus universels, pourraient disparaître au XXIe siècle.

Les nouvelles menaces

Aux craintes d’antan sont venues s’ajouter des menaces d’une nature nouvelle, qui font que les Droits de l’homme se trouvent à une croisée de chemins, entre deux périodes historiques.

Aujourd’hui, il nous faut prendre conscience clairement des six nouvelles menaces, qui pèsent sur l’universalité des Droits de l’homme, que je vais décrire.

  • Ø Le première menace, vient d’un nouveau concept du rôle de l’Etat :

Il faut rappeler que la caractéristique politique fondamentale des Droits de l’homme est que, partout dans le monde, quel que soit le régime d’un pays, l’intérêt de l’Homme, de l’individu, du citoyen, peut et doit prévaloir sur celui de l’Etat. Il n’y a, et il n’y aura jamais, d’adéquation parfaite entre les intérêts de l’un et de l’autre.

–Dans un Etat de droit, les Droits de l’homme jouent le rôle du « droit du droit ». Dans une démocratie ils sont consubstantiels.

–Dans un régime autoritaire, ou une dictature, qu’elle soit « du prolétariat », théocratique ou maffieuse, la défense des Droits de l’homme, qui sont sans cesse violés, constitue l’essence même de la Résistance.

–Dans un pays en transition démocratique, ils constituent un objectif à réaliser.

Le paradoxe est que, dévolus à la protection des libertés fondamentales face aux pouvoirs violateurs, c’est à l’Etat qu’incombe leur respect. La deuxième Conférence mondiale sur les droits de l’homme, de 1993 avait souligné « qu’il est du devoir des Etats de promouvoir et de protéger tous les Droits de l’homme et toutes les Libertés fondamentales ».

Et c’est là que le bât blesse :

Il serait vain de laisser uniquement à l’Etat- quelle que soit sa nature- le rôle de gardien des Droits de l’homme.

Lors de la célébration du 70 e anniversaire de la DUDH par l’Assemblée générale de l’ONU, son secrétaire général, Antonio Guterres, avait critiqué ceux qui opposent Droits humains et droits des Etats, soulignant qu’à ses yeux : « Les Droits de l’homme et la souveraineté vont de pair. » 

Déjà en 1948, René Cassin mettait en garde : « Nous avons de nombreuses preuves que les violations des Droits humains commises au nom d’un Etat sont un signe de faiblesse et non pas de force. » Il estimait qu’elles « sont souvent annonciatrices de conflits et même d’affrontement. »

Aujourd’hui, en cette période de transition entre les XXe et XXIe siècle, dans l’Union européenne, des régimes populistes venus au pouvoir en Pologne, en Hongrie ou en Italie, estiment que la portée universaliste des Droits de l’homme remet en cause leur souveraineté nationale. Les régimes d’Extrême -droite refusent ce qu’ils considèrent comme une ingérence dans les processus politiques nationaux.

A cela s’ajoute que, partout dans le monde, sous toutes les latitudes, il se trouve aujourd’hui des personnes qui, au-delà de leur statut social ou économique, se déclarent prêtes à renoncer volontairement aux protections et garanties offertes par la DUDH, en vertu de leurs convictions politique, religieuse ou spirituelle.

  • Ø Autre menace majeure : Depuis l’origine, l’universalité des droits de l’homme avait été contestée par une partie de la communauté internationale, au nom d’une prééminence des droits économiques et sociaux, sur les droits civils et politiques.

Ce fut le schisme de la Guerre froide.

Cette tension subsiste mais sous d’autres formes :

-De fait, l’universalité des Droits de l’homme est étroitement associée à leur indivisibilité :

Si celle-ci est battue en brèche, la première perd de sa pertinence.

-Vient s’ajouter, la pauvreté aggravée par la fracture économique et sociétale de la planète, qui est un véritable défi à l’universalité des Droits de l’homme. La question qui se pose alors est de savoir si la mondialisation des échanges économiques et culturels, et son avatar que sont les crises financière et économique, rendront caduque l’universalité des Droits de l’homme.

 

  • Ø L’approche sociologique n’est pas moins porteuse d’inquiétude, si on la transpose dans les relations internationales :

Jean Baudrillard faisait remarquer [2] que nous sommes devant un dispositif complexe à trois termes :

-Il y a la mondialisation des échanges,

-L’universalité des valeurs, et

-La singularité des formes, c’est-à-dire : les langues, les cultures…

Or la situation change et se radicalise à mesure que les valeurs universelles perdent de leur autorité et de leur légitimité. Tant que celles-ci s’imposaient comme valeurs médiatrices, elles réussissaient (plus ou moins) à intégrer les singularités comme différences, dans une culture universelle de la différence. Mais désormais elles n’y réussissent plus, car la mondialisation fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs. « Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, une fois faite l’impasse sur l’universel, que la technostructure mondiale toute puissante… », soulignait Baudrillard.

  • Ø Parmi les plus graves menaces nouvelles nous désignerons, ce que nous avons appelé : Le relativisme culturel et religieux :

–Dans les années 90 était apparue la théorie d’un « choc de civilisations » pouvant entrainer une « guerre » mondiale religieuse, dont l’avènement sonnerait le glas de l’universalité des Droits de l’homme.

A la thèse de Francis Fukuyama qui prédisait « la fin de l’Histoire », s’opposait celle de Samuel Huntington qui constatait que depuis 20 ans, on assistait à une multiplication de conflits locaux sanglants. En dépit des apparences économiques, le monde évoluerait vers l’éclatement plutôt que vers l’unification ; vers les clivages et les rivalités, plutôt que vers la paix universelle.

Il écrivait que : « Si le XIXe siècle a été marqué par les conflits entre Etats-nations, et le XXe siècle par l’affrontement des idéologies, le XXIe siècle verra le choc de civilisations, car les frontières entre cultures, religions et ethnies sont désormais des lignes de fracture. »

Il prévoyait, avec justesse, qu’au début du XXIe siècle : « Si les peuples non-Occidentaux connaissent un développement économique florissant, ils ne sont pas pour autant prêts à brader leurs valeurs culturelles et religieuses. »

On en déduirait une inéluctable fin de l’universalité des Droits de l’homme.

–En 2009, à Paris, Boutros Boutros-Ghali décelait[3] pour sa part une menace idéologique contre l’universalité des Droits de l’homme, fondée sur le refus de la primauté de l’Individu.

Pour lui, la raison en était que les sociétés du Sud- en Afrique ou en Asie- accordent une valeur première au « Groupe », lorsqu’elles estiment que c’est à travers la protection des droits collectifs de « la tribu », du clan, de la famille, que se réaliseront le plus assurément, les droits de la personne. Ce serait une erreur de sous-estimer l’importance de la « tribalisation du pouvoir », ou de mésestimer le sentiment de sécurité et d’harmonie recherché au sein des groupes minoritaires ethniques, religieux ou linguistiques, face à l’incapacité de l’Etat de pouvoir les protéger.

Boutros Ghali décelait également dans la menace religieuse un grave danger pour l’universalité dans la mesure où la DUDH est, par exemple, en contradiction avec la « Chariaa-Le droit islamique ». Cette incompatibilité s’applique en particulier aux droits de la femme, à la liberté de changer de religion, ou à la liberté d’opinion et d’expression.

Plus grave, selon l’ancien secrétaire général de l’ONU, le courant Salafiste fondamentaliste musulman voit dans la défense des Droits de l’homme une ingérence néo-colonialiste qui constituerait une « nouvelle croisade » contre l’Islam. Ce sentiment était exacerbé par ce qui était ressenti comme une attitude anti-islamique du monde occidental aux lendemains des agressions terroristes de septembre 2001 aux Etats-Unis, et ailleurs.

Les milieux d’Extrême-droite aggravèrent la situation en propageant alors l’idée qu’en tout musulman sommeille un terroriste.

**L’autre manifestation du relativisme culturel et religieux qui, bien qu’ayant diminuée, pourrait renaitre fortement avec le rayonnement des puissances émergentes, dont la Chine et l’Inde, est ce que l’on appelle « l’exception asiatique ».

Celle-ci a vu le jour à la Conférence régionale de Bangkok, deux mois avant la Conférence mondiale sur les Droits de l’homme :

Quarante gouvernements avaient affirmé qu’il est nécessaire et urgent de réécrire les Droits de l’homme dans la perspective asiatique, c’est-à-dire de tenir compte des particularités culturelles, historiques et religieuses de l’Asie.

L’Iran chiite avait pris le relai de cet affrontement idéologique, mais cette fois strictement au nom de la religion.

Les Etats musulmans sunnites s’engagèrent dans une surenchère, en demandant à l’Organisation de la conférence islamique-OCI d’introduire dans les normes internationales des Droits de l’homme, la condamnation du « blasphème » religieux. N’y étant pas parvenue, l’Iran obtenait de l’OCI la rédaction d’une nouvelle « Déclaration des Droits de l’homme en Islam », conforme à la Chariaa.

Le relativisme en philosophie politique

La contestation de l’universalité des Droits de l’homme a pris au cours des dernières années, particulièrement depuis la chute du marxisme-léninisme, un nouveau visage, celui d’un relativisme en philosophie politique.

Il pourrait se résumer par ce credo : « La critique est toujours un signe de bonne santé. Et c’est justement le signe de la vitalité des droits de l’homme que leur capacité à constamment susciter la critique en vue de leur redéfinition. »[4] Cette thèse révisionniste précise : « Les droits de l’homme engagent dès leur proclamation leur propre critique : Il faut s’en réjouir et faire en sorte qu’ils soient, plutôt que la formule de notre bonne conscience, l’écharde démocratique dans la chair libérale de nos sociétés. » Pour Jean-Yves Pranchère par exemple :  Les droits de l’homme ne peuvent être universels car ils « font l’objet d’un conflit permanent des interprétations. » Il ajoute que : « La tension entre droits de l’homme et droits des peuples est irréductible. »

Ainsi cette école veut redéfinir l’Individu non pas en vertu de ses Droits et de sa survie, mais en fonction de son engagement politique.

Que de crimes contre les Droits de l’homme ont été perpétrés, sous couvert de ce syllogisme philosophique issu du marxisme ?

 

  • Ø Autre nouvelle menace : Les progrès scientifiques et techniques, l’environnement, inégalement répartis sur le globe, qui sollicitent partout les protections des Droits de l’homme.

Alors que les réseaux sociaux n’existaient pas encore, René Cassin, avec clairvoyance, avait suggéré d’introduire dans le texte de la DUDH une mesure ayant pour but de présenter les « informations et nouvelles avec loyauté et impartialité. »

Dans le cadre de cette nouvelle menace est apparu un « courant révisionniste » qui avance que la DUDH a besoin d’être adaptée, soixante-dix ans après, pour tenir compte des progrès scientifiques, génétiques, écologiques, des mutations de la Communauté interétatique confrontée à la globalisation.

Ce courant aura tendance à se renforcer durant les prochaines années.

Il a été instrumentalisé par les religions qui se voient dépossédées de la « morale publique », comme ce fut le cas en France, lors des débats sur l’interruption volontaire de grossesse, ou la demande d’arrêt de soins en phase terminale de la vie.

 

La persistance des menaces anciennes

Il nous faut rappeler trois menaces qui pèsent sur l’universalité des droits de l’homme, dangers récurrents, qui perdurent à des degrés différents, partout dans le monde, que nous devons continuer à combattre :

  • Ø En premier lieu : L’ignorance et la méconnaissance des Droits de l’homme, qui font que la majorité de la population planétaire ne peut les exiger.

Phénomène nouveau, cette ignorance et cette méconnaissance font des progrès dans les pays développés où les Droits de l’homme sont dévalués chaque jour, victimes d’un mépris convergeant de certains intellectuels et de milieux politiques de l’Extrême droite.

  • Ø Il en est de même de la question épineuse de l’ingérence dans les affaires intérieures des Etats :

Ce que l’on pourrait qualifier de relativisme politique et diplomatique, portant atteinte à l’universalité des Droits de l’homme, divise encore la planète.

  • Ø Enfin, et c’est la faille majeure qu’il faut combler avec patience et persévérance, leur non-effectivité.

C’est-à-dire le fait que ces Droits demeurent théoriques et ne se traduisent que peu ou pas du tout dans la vie des êtres humains, et dans l’organisation d’un nombre important d’Etats.

Quid de l’avenir des Droits de l’homme ?

Nul ne peut contester que l’universalité des Droits de l’homme, tels qu’ils furent proclamés il y a soixante-dix ans, est plus que jamais encore en danger. 

Afin de contester la validité des critiques qui atteignent leur universalité, il faudrait répondre à trois questions :

Premièrement : Les Droits de l’homme sont-ils d’essence exclusivement occidentale ?

La mondialisation, puis la « crise » laisseraient prévoir que la centralité n’est plus en Occident, comme cela l’était au XIXe siècle et au début du XXe. Alors les Droits de l’homme de 1948 ne seraient plus pertinents sous leur expression originelle.

Deuxième question : Peut-on dire que les Droits de l’homme de la DUDH sont aujourd’hui imposés, contre son gré, au reste du monde qui n’en voudrait pas, particulièrement en Asie et dans le monde islamique ?

–Enfin, troisième question : Entrons-nous dans une nouvelle ère de destruction radicale, ou de réécriture progressive des Droits de l’homme ?

Remarquons que certaines de nos questions se sont déjà posées à l’époque du Bill of Rights de 1689, au moment de la chute de l’absolutisme ;

-Elles ont été également posées à l’époque de la Déclaration d’indépendance américaine de 1776, à l’avènement du Nouveau monde ;

-De même qu’au moment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, marquant la Révolution française ;

-Ou, justement, à la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, au sortir de deux guerres mondiales.

Aux temps contemporains, la juxtaposition de phénomènes géopolitiques tels que : 

-la chute du Mur de Berlin, marquant la fin de la confrontation avec le monde communiste ;

-l’apparition du terrorisme international depuis le 11 septembre 2001 ;

-et la crise financière et économique d’envergure de 2008-2009,

 indiquent une rupture de l’Histoire qui met à l’épreuve la nature des Droits de l’homme en une dialectique qui, selon Bertrand Badie « rassure ceux qui y voient pour l’ordre international les chances d’un nouvel humanisme, et inquiète ceux qui perçoivent à l’horizon l’arrivée de nouveaux missionnaires ».

Pour trouver des réponses à ces questions il faudrait préalablement rappeler que les constantes universelles de la DUDH, qualifiées par certains de laïques, se situent au-delà des particularismes, des cultures ou des religions. 

Nous devrions alors tenir compte du fait que : « La lutte pour les Droits de l’homme se trouve engagée dans une lutte de plus en plus complexe, à l’aide d’énoncés de plus en plus nombreux et de plus en plus problématiques », ainsi que le faisait remarquer la philosophe Jeanne Hersch[5] .

Mais on rétorquerait que dans le même temps, la mondialisation des échanges, des communications, des déplacements crée, sur la scène mondiale, un large espace public de libre connaissance et d’engagement universel, au-delà des frontières nationales qui ne sont plus opaques, à quelques exceptions près.

Chacun est alors, partout et en temps réel, témoin des génocides, des exécutions capitales, des guerres sales, des tortures, des viols, des lapidations, de l’abaissement des femmes, des mauvais traitements, des arrestations arbitraires, des persécutions, des oppressions multiformes, des famines provoquées, et autres.

La compassion mondiale, l’engagement militant, les pressions politiques, les campagnes publiques et manifestations de rue donnent dès lors un autre poids à la diplomatie des Droits de l’homme et aux échanges internationaux.

Certains néanmoins craignent, face aux menaces de repli des régimes autoritaires et policiers, l’avènement d’une confrontation planétaire de nature nouvelle, entre riches et pauvres, entre cultures et religions différentes.

 

 

Les cartes sont rebattues, qu’en sortira-t-il pour les Droits de l’homme en ce début du XXI e siècle ?

Le concept de « Droits de l’Homme », issu de la philosophie du Siècle des Lumières est confronté à celui des temps anciens qui veut aujourd’hui rétablir des sociétés fermées, claniques fondées sur la filiation divine de l’Homme, sur la transcendance.

Mais nous savons également que ces deux mondes ont en commun un certain nombre de valeurs : La plus forte est la « dignité de l’être humain », socle incontesté des Droits de l’homme du XXIe siècle. Dans une conjugaison de l’émancipation de l’individu et de la Démocratie.

Ainsi les Droits de l’homme renaitraient avec « l’idée d’humanité qui constitue la seule idée régulatrice en termes de droit international », selon Hannah Arendt.

Une perspective d’optimisme raisonné 

Pour notre part, nous voulons ouvrir cette perspective optimiste, en constatant que le multilatéralisme et les organes des Nations unies ont, à ce jour, su réagir aux tentatives délétères des relativismes de toutes natures :

Ils ont évolué depuis soixante-dix ans : Ils ont enrichi le droit international de multiples instruments renforçant la promotion et la protection des Droits de l’homme, avec des perspectives d’améliorations possibles.

En proclamant le 10 décembre 1948 au Palais de Chaillot, à Paris, que : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits… », la Communauté internationale formulait une promesse : Désormais, les Droits des individus compteraient autant et plus que les Droits des Etats.

Cette Déclaration universelle, fut le document le plus traduit au monde, en 512 langues, selon un décompte de l’ONU.

Certes les 195 Etats-membres de l’Organisation des Nations unies ont, au fil des décennies, adopté formellement la DUDH.  Mais peu nombreux sont ceux qui l’appliquent totalement. 

Si aujourd’hui, en 2019, l’Assemblée générale de l’ONU était appelée à voter ce texte, le plus progressiste, le plus universel de l’histoire de l’Humanité, il se pourrait qu’il soit rejeté, craignait la Chancelière allemande Angela Merkel, lors du Forum de Paris, organisé le 11 novembre 2018, commémorant la fin de la Première guerre mondiale.

Effectivement, l’une des faiblesses originelles de cette Déclaration universelle, fut qu’elle ne prit pas la forme d’un Traité contraignant, car les Etats y proclamaient des droits, sans avoir à se conformer à des obligations juridiques.

Sur les acquis : Les instruments internationaux des Droits de l’homme

Pour y pallier, au cours des 70 dernières années, les Nations unies ont généré 18 instruments internationaux des Droits de l’homme, dont :

**2 Pactes internationaux relatifs aux :

-Droits civils et politiques,

-et aux droits économiques, sociaux et culturels.

**Complétés par 7 Conventions internationales couvrant :

- L’élimination de toutes les formes de discrimination raciale ;

 - La discrimination à l’égard des femmes ;

- La torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradant ;

 -Les droits de l’enfant ;

-La protection de tous les travailleurs migrants ;

-Les disparitions forcées ;

-Les personnes handicapées.

**Ces conventions se sont enrichies d’un ensemble de 9 Protocoles facultatifs.

80% des Etats membres de l’ONU ont signé et ratifié au moins 4 de ces instruments. C’est insuffisant, sans compter que bien d’entre eux négligent de se conformer à leurs engagements.

Sont venues s’ajouter au fil des ans, et des crises internationales :

**Une justice pénale internationale issue du Statut de Rome, permettant la création en 2002 de la Cour pénale internationale-CPI, chargée de juger les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les rimes de guerre.

**Naissait ensuite en 2005, un concept fondamental issu de la Déclaration universelle, que fut la « Responsabilité de protéger ».

En mettant en œuvre les notions de « Droit d’ingérence » et de « devoir d’ingérence », elle permet de faire échec   aux crimes de génocide, contre l’humanité et de guerre partout dans le monde. Elle fut adoptée par la totalité des Etats membres de l’ONU.

**Sont venus enrichir ces instruments universels, des Conventions régionales, comme celles du Conseil de l’Europe, avec ses 6 pactes et conventions.

René Cassin avait mis en garde contre ceux qui ne donneraient aux instruments internationaux pas plus de valeur qu’à la tapisserie à laquelle la reine d’Ithaque consacrait ses journées et que, chaque nuit elle défaisait : « Une Pénélope simple tisseuse de pactes… »

Nous constatons ainsi qu’en dépit des oppositions et des contestations, de nombreux instruments universels et régionaux d’application des Droits humains existent et se développent, renforçant chaque jour leur universalité.

Les origines des limitations

Alors d’où viennent leurs mises en difficultés :

*En premier lieu, nous l’avons vu, du retour des « nationalismes », aujourd’hui appelés des « populismes ». Mais également de la montée de réflexes identitaires et xénophobes.

*Les régimes politiquement autoritaires, sinon dictatoriaux qui se multiplient en Russie, Turquie, Venezuela, Philippines, Brésil…estiment que les violations des Droits de l’Homme ne prêtent pas à conséquences, y compris électoralement.

 *S’y ajoutent les exceptions qui se développent au Moyen-Orient ou en Asie.

*Aggravées par l’impunité dont jouissent les principaux criminels de guerre actuels, depuis la Syrie jusqu’au Yémen, en passant par la Birmanie…

 *Elles sont exacerbées par des régime lancés dans une nouvelle « guerre économique » comme la Chine ou des pays émergeants, où les performances économiques reposent sur l’exploitation de l’Homme.

Mais en dépit de ces manquements, les espoirs demeurent ainsi que l’indiquait le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres qui avait souligné que « l’impact révolutionnaire » de la Déclaration universelle avait inspiré bien des politiques et des Constitutions, tout comme elle avait stimulé la lutte contre les discriminations et le racisme.  Une partie du chemin est engagée.

 

En conclusion : Pour une mobilisation accrue

René Cassin, en 1948, nous avait déjà appelé à la mobilisation. Il disait :

« Aucun de nous n’a le droit d’être en repos en face de l’oppression et de la misère.

Aucune de nous n’a le droit de dire :

« Les Nations unies sont défaillantes, donc nous n’y pouvons rien ».

Mais les Nations unies, c’est Nous !

C’est pourquoi toute grande injustice commise dans un pays, offense en tout lieu le droit et l’humanité »

Contre « l’Etat-Léviathan », René Cassin définissait le militant comme un « fantassin des Droits de l’homme. »

Aujourd’hui, la finalité de notre réflexion est d’appeler à la lucidité et à la vigilance afin de poursuivre les combats en faveur des Droits de l’homme.

Notre arme première est la mobilisation militante :

Dix ans après la Conférence de Vienne, il serait temps de convoquer une nouvelle Conférence mondiale des Droits de l’homme, afin que le XXIe siècle soit « le siècle des Droits de l’homme », ainsi que proclamé par l’ONU.

Du chemin reste à parcourir pour convaincre les Etats-violateurs membres de l’ONU.  Cela reste possible dans le cadre de la diplomatie internationale.

Nous l’avons constaté dans les instances internationales des Droits lorsque des Etats violateurs, ne serait-ce que pour « redorer leur blason », et laisser croire qu’ils étaient redevenus fréquentables sur la scène internationale, sont venus de par le monde, par dizaines, nous solliciter pour les aider à créer chez eux un ministère des Droits de l’homme et/ou une Commission nationale des Droits de l’homme.

Dans cette diplomatie de « l’hommage du vice à la vertu », nous nous sommes engouffrés – sans illusions immédiates certes, mais avec la conviction de semer le bon grain dans les populations.

Au début février 2019, lors de la constitution d’un nouveau gouvernement d’un Liban placé sous la pression du régime iranien des Mollahs, la structure ministérielle des Droits de l’homme avait disparu : Aussitôt, l’opinion publique s’en est profondément émue, les médias demandant, en substitution, la mise en place d’une Commission libanaise des droits de l’homme. Les militants de France et d’ailleurs devraient se trouver à leurs côtés.

Notre « optimisme » se fonde sur la prise de conscience de tout un chacun, et sur l’engagement exemplaire des militants défenseurs des Droits de l’homme.

Les Droits humains ont connu leur acmé en 1974, lorsque, au terme d’une Conférence internationale tenue à Paris, le président d’Amnesty International recevait le Prix Nobel de la Paix.  En 1977, c’était au tour de l’ONG, Amnesty International de recevoir ce Prix, en reconnaissance de sa contribution à la défense des Droits de la personne.

Ainsi que l’a voulu René Cassin, l’ambition de la Déclaration universelle des Droits de l’homme est bien d’être « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les Nations. »

Le chemin pour y parvenir en est pris inexorablement.

Selon la formule de l’ancien secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-moon : « Nous n’aurons rendu justice à cette ambition que lorsque les principes qui y sont attachés seront appliqués intégralement, partout et à tout le monde. »

 



[1] Editions de La Documentation Française, Collection : Les études . Février 2010.

[2] In Le mondial et l’universel- Libération-18/3/1996

[3]  Intervention au colloque du Grand Orient de France : 60e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme- 20/1/2009

[4] Propos tenu par Jean-Yves Pranchère, professeur de théorie politique à l’Université libre de Bruxelles, auteur avec Justine Lacroix de « Le Procès des droits de l’homme » (Seuil, 2016). En réponse à un entretien avec le site « Philitt » du 6/4/2016.

[5] Les fondements des droits de l’homme dans la conscience individuelle, 1989. Les droits de l’homme en question, CNCDH. La Documentation française