Au cours des dernières années, Gérard Fellous a braqué les projecteurs sur l’un des nombreux sujets traités par la CNCDH, celui de la laïcité, pour laquelle il s’est présenté comme l’un des spécialistes actuels. Il s’est engagé en qualité de vice-président de l’Observatoire international de la laïcité, puis de membre actif du Collectif laïque. Quelques-uns de ses textes sont présentés ici.
Laïcité : le Conseil d’Etat et la boîte de Pandore
- Tribune libre dans Libération du 1er. septembre 2011
Par JEAN-MICHEL BAYLET Président du Parti radical de gauche, candidat à la primaire citoyenne, GÉRARD FELLOUS Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de lhomme entre 1986 et 2007
Le Conseil d’Etat vient de donner quelques clés administratives pour «ouvrir» la laïcité, en une interprétation dite «libérale» de la loi de décembre 1905 portant sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Nul ne doute que les tenants d’une «laïcité ouverte», d’une «juste laïcité» ou d’une «laïcité bien comprise», particulièrement parmi les responsables des cultes en France, s’engouffreront dans la brèche pour réécrire la laïcité à leur convenance en la vidant de sa substance. Des pans entiers de l’identité républicaine de la France avaient été remis en cause après un travail de sape mené au cours de débats calamiteux sur «l’identité nationale» ou sur «l’islam et la laïcité». Les conséquences risquent d’en être catastrophiques.
Sur la forme, le Conseil d’Etat est sorti de sa réserve en la matière en donnant volontairement une orientation politique à ses délibérations. Tout d’abord en regroupant la publication de cinq arrêts sur des pourvois enregistrés en contentieux entre 2007 et 2008. Ensuite en leur donnant une publicité inaccoutumée, au plus haut niveau, celui de son vice-président qui tint conférence de presse le 19 juillet.
Sur le fond, la jurisprudence du Conseil d’Etat prend un tournant en posant trois fondements nouveaux :
En premier lieu, la haute juridiction administrative permet le contournement des interdits de la loi de 1905 sur le financement des cultes sur fonds public en acceptant la confusion entre usage cultuel et usage culturel des lieux de culte. Ainsi une collectivité territoriale peut-elle acquérir un bien «mixte» «utilisé dans le cadre de sa politique culturelle et éducative» (affaire de l’orgue de la commune de Trélazé). De nombreuses associations cultuelles ont dorénavant la possibilité de se doter de l’excroissance d’une association culturelle pour obtenir des financements publics. De même, un tel financement peut être affecté à un lieu de culte «pour […] le développement touristique et économique de son territoire» (affaire de la construction d’un ascenseur d’accès à la nef et à la crypte de la basilique de Fourvière, à Lyon).
Le deuxième contournement est, pour la première fois dans la jurisprudence, celui des «intérêts publics locaux». Les collectivités territoriales pourront prendre des décisions ou financer des projets portant sur des édifices ou des pratiques cultuelles, en déclarant simplement qu’il y va de «l’intérêt public local» : comme pour l’organisation de cours ou de concerts de musique dans un lieu de culte (affaire Trélazé) ; ou pour le «rayonnement culturel» de la basilique de Fourvière. Il suffirait alors à n’importe quel lieu de culte d’être ouvert quelques heures à des visites touristiques pour bénéficier de financements publics.
Le troisième contournement, certainement le plus grave, est celui de la légitimation officielle d’une pratique jusque-là écartée en France, celle des «dérogations» apportant des «tempéraments» à la loi de 1905, selon la propre formule du Conseil d’Etat. Il en est par exemple du bail de longue durée pour une somme symbolique (emphytéotique administratif) fréquemment conclu jusque-là dans l’illégalité par une collectivité territoriale en vue de la construction d’un édifice destiné à un culte qui est définitivement permis. Déjà largement utilisé pour la construction de lieux de culte, cette formule ne pourra plus, à l’avenir, faire l’objet de contestation.
Autre «dérogation», celle de l’aménagement sur fonds public d’un abattoir rituel (affaire du Mans). Plutôt que d’exiger des entrepreneurs privés – qui sont par ailleurs rétribués par une taxe religieuse à l’abattage à la charge des usagers – qu’ils se conforment «aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la salubrité et de la santé public», le Conseil d’Etat inverse la responsabilité en acceptant que, sous ce prétexte, la collectivité locale finance un abattage rituel.
Enfin, le Conseil d’Etat reconnaît et accepte la pratique, jusque-là rare et occasionnelle, de la mise à disposition d’un local communal pour l’exercice d’un culte (affaire de Montpellier). Toute municipalité pourrait donc créer et mettre à disposition d’un culte une «salle polyvalente à caractère associatif», euphémisme pour offrir un lieu de culte (y compris à des sectes).
Ainsi, la plus haute juridiction administrative consacre-t-elle pour la première fois en France les «accommodements raisonnables» qui viennent de faire débat au Québec où on semble vouloir y renoncer définitivement, tant les imbroglios y furent nombreux et insolubles.
Avec cette nouvelle jurisprudence, le Conseil d’Etat permet à l’Etat de rester vertueux et, dans le même temps, de se défausser sur les collectivités territoriales autorisées à financer les cultes. Nous nous trouvons, en la période électorale actuelle, dans une situation rappelant celle de novembre 1989 lorsque le Conseil d’Etat jugea que le port du voile islamique dans un établissement scolaire, en tant qu’expression religieuse, était compatible avec la laïcité. Il fallut attendre 2004 et une loi pour effacer le climat délétère créé alors.
A paraitre, par Gérard Fellous : «2002-2012 : Chronique d’une laïcité agressée».