- 12 Avril 1967- La Presse de Tunisie.
Par Gérard Fellous
La philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est « aujourd’hui»
- La sociologie, la psychologie, la pédagogie faisaient partie, il y a quelques décennies de la philosophie. Ces disciplines se sont détachées d’elle pour descendre dans la rue et avoir des applications dans la vie quotidienne moderne. La philosophie semble être restée en arrière de cette évolution. Vous semble-t-elle pour autant menacée?
- Je crois en effet que la situation de la philosophie a beaucoup changé depuis un siècle.
Tout d’abord, la philosophie s’est allégée de toute une série de recherches qui ont constitué les sciences humaines, et c’était là le premier changement.
D’autre part, la philosophie a perdu son statut privilégié par rapport à la connaissance en général, et à la science en particulier. Elle a cessé de légiférer, de juger.
Le troisième changement auquel on n’a pas l’habitude d’accorder une attention est très caractéristique et important. La philosophie a cessé d’être une spéculation autonome sur le monde, la connaissance ou l’être humain. Elle est devenue une forme d’activité engagée dans un certain nombre de domaines. Lorsque les mathématiques sont passées par leur grande phase de crise au début du XXe siècle, c’est par une série d’actes philosophiques qu’on leur a cherché de nouveaux fondements. C’est par un acte philosophique également que la linguistique s’est fondée vers les années 1900, 1920. C’est également un acte philosophique que Freud a accompli en découvrant l’inconscient comme signification de nos conduites. On peut se demander également si, dans des domaines de la pratique, le socialisme, par exemple, n’est pas une sotte de philosophie en acte.
Dans cette mesure, s’il est vrai que les sciences humaines sont descendues dans la rue et imprègnent un certain nombre de nos actions, elles ont rencontré, dans cette même rue, installée bien avant elles, la philosophie.
On peut dire qu’au XXe siècle tout homme qui découvre ou qui invente, tout homme qui change quelque chose dans le monde, la connaissance ou la vie des hommes est, pour une part, un philosophe.
- Le structuralisme n’est pas né récemment. Il en est question dès le début d11 siècle. Pourtant, on n’en parle qu’aujourd’hui. Pour le grand public, vous êtes le prêtre du « structuralisme ». Pourquoi?
- Je suis tout au plus l’enfant de chœur du structuralisme. Disons que j’ai secoué la sonnette, que les fidèles se sont agenouillés, que les incroyants ont poussé des cris. Mais l’office avait commencé depuis longtemps. Le vrai mystère, ce n’est pas moi qui l’accomplis. En tant qu’observateur innocent dans son surplis blanc, voici comment je vois les choses.
On pourrait dire qu’il y a deux formes de structuralisme: la première est une méthode qui a permis soit la fondation de certaines sciences comme la linguistique, soit le renouvellement de certaines autres comme l’histoire des religions, soit le développement de certaines disciplines, comme l’ethnologie et la sociologie. Ce structuralisme-là consiste en une analyse non pas tellement des choses, des conduites et de leur genèse, mais des rapports qui régissent un ensemble d’éléments ou un ensemble de conduites; il étudie des ensembles dans leur équilibre actuel, beaucoup plus que des processus dans leur histoire. Ce structuralisme a fait ses preuves au moins en ceci: il a permis l’apparition d’objets scientifiques nouveaux, inconnus avant lui (la langue, par exemple), soit encore des décou vertes dans des domaines déjà connus: la solidarité des religions et des mythologies indo-européennes, par exemple.
Le second structuralisme, ce serait une activité par laquelle des théoriciens, non spécialistes, s’efforcent de définir les rapports actuels qui peuvent exister entre tel et tel élément de notre culture, telle ou telle science, tel domaine pratique et tel domaine théorique, etc. Autrement dit, il s’agirait d’une sorte de structuralisme généralisé et non plus limité à un domaine scientifique précis, et, d’autre part, d’un structuralisme qui concernerait notre culture à nous, notre monde actuel, l’ensemble des relations pratiques ou théoriques qui définissent notre modernité.
C’est en cela que le structuralisme peut valoir comme une activité philosophique, si l’on admet que le rôle de la philosophie est de diagnostiquer. Le philosophe a en effet cessé de vouloir dire ce qui existe éternellement. Il a la tâche bien plus ardue et bien plus fuyante de dire ce qui se passe. Dans cette mesure, on peut bien parler d’une sorte de philosophie structuraliste qui pourrait se définir comme l’activité qui permet de diagnostiquer ce qu’est aujourd’hui.
- Dans cette perspective, on pourrait concevoir que le philosophe sera appelé dans un proche avenir à des tâches très pratiques.
- En effet, on peut concevoir le philosophe comme une sorte d’analyste de la conjoncture culturelle. La culture étant entendue ici au sens large, non seulement production d’œuvres d’art mais également institutions politiques, formes de la vie sociale, interdits et contraintes diverses.
- En 1945, l’existentialisme trouvait en France, et par la suite dans les autres pays européens, une résonance à ce point forte qu’il a pris l’aspect d’une mode définissant une époque. On a dit que 1967 sera au structuralisme ce que 1945 fut à l’existentialisme.
- En effet, 1945 a marqué la date où une certaine forme de philosophie a franchi le seuil de la notoriété, et 1967 marque aussi le seuil de notoriété du structuralisme.
Cela dit, on ne peut aucunement comparer la situation de I’existentialisme et celle du structuralisme, pour l’excellente raison que
l’existentialisme s’est formé en France à partir d’une tradition philosophique (Hegel, Kierkegaard, Husserl et Heidegger) et aussi d’une très riche expérience politique qui était celle de la lutte contre la fascisme et le nazisme depuis 1933.
En revanche, le structuralisme est né et s’est développé dans une période de sécheresse politique, au moins en France, où, après la fin de la guerre d’Algérie, le gaullisme a eu bien de la peine à mobiliser l’intérêt des intellectuels.
Désert politique d‘un côté, mais, en revanche, extraordinaire prolifération de disciplines théoriques, mais non philosophiques, où le structuralisme a trouvé à la fois son origine et son lieu de manifestation. Si bien que l’existentialisme a probablement, pendant une dizaine d’années, offert un style d‘existence à un certain nombre d’intellectuels français et peut-être aussi européens, mais on peut dire qu’aucun savoir n‘a jamais pu être dit existentialiste. Mais « structuraliste » peut être placé en épithète à un grand nombre de recherches théoriques ou pratiques: linguistique, sociologie, histoire, économie, etc. Certes, il n’a pas encore pénétré l’existence concrète des hommes autrement que sous la forme d’un certain souci de rigueur. Le système, c‘est actuellement notre forme majeure d’honnêteté.
- Pour la première fois, le marxisme est mis en difficulté par le système structuraliste. Jusqu’à quel point le marxisme est-il menacé et pourquoi?
- Ce qui est menacé par le structuralisme, ce n’est pas - je crois- le marxisme, mais une certaine façon de comprendre le marxisme.
Il y a, en effet, des habitudes mentales qui sont en train de disparaître et dont les traces ne se retrouvent plus que dans certains esprits pétrifiés comme des bornes : habitude de croire que l’histoire doit être un long récit linéaire parfois noué de crises; habitude de croire que la découverte de la causalité est le nec plus ultra de l’analyse historique; habitude de croire qu’il existe une hiérarchie de déterminations allant de la causalité matérielle la plus stricte jusqu’à la lueur plus ou moins vacillante de la liberté humaine. Si le marxisme était cela, il n’y a aucun doute que le structuralisme en ferait bon marché.
Mais le marxisme, heureusement, est autre chose. En tout cas, à notre époque, il continue à exister et à vivre comme tentative pour analyser toutes les conditions de l’existence humaine, comme tentative pour comprendre, dans sa complexité, l’ensemble des relations qui ont constitué notre histoire, comme tentative pour déterminer en quelle conjoncture notre action se trouve aujourd ‘hui possible.
Quant au structuralisme, il est une méthode d’analyse, il est une activité de lecture, de mise en relation, de constitution d’un réseau général d’éléments. Il me semble qu‘entre le marxisme et le structuralisme il ne peut y avoir même l’ombre d’une incompatibilité, car ils ne se situent pas au même niveau.
Un structuraliste peut être marxiste ou pas, mais il le sera toujours un peu dans la mesure où il se donnera pour tâche de diagnostiquer les conditions de notre existence.
Un marxiste pourra être structuraliste ou non, mais il le sera toujours au moins un peu s’il veut avoir entre les mains un instrument rigoureux pour résoudre les questions qu’il pose.
- Quels sont les rapports entre votre théorie structuraliste et vos œuvres?
- Ce que j’ai essayé de faire, c‘est d’introduire des analyses de style structuraliste dans des domaines où elles n’avaient pas pénétré jusqu‘à présent, c’est-à-dire dans le domaine de l’histoire des idées, l’histoire des connaissances, l’histoire de la théorie. Dans cette mesure, j’ai été amené à analyser en termes de structure la naissance du structuralisme lui-même.
C’est dans cette mesure que j’ai au structuralisme un rapport à la fois de distance et de redoublement. De distance, puisque j’en parle au lieu de le pratiquer directement, et de redoublement, puisque je ne veux pas en parler sans parler son langage.
- Quelles sont les œuvres structuralistes déjà parues? Avez-vous actuellement en préparation une œuvre structuraliste?
- Il n’y a pas un manuel, un traité de structuralisme. Le structuralisme, c’est précisément une activité théorique qui n’existe qu’à l’intérieur de domaines déterminés. C’est une certaine façon d‘ana-lyser les choses. Il ne peut donc y avoir une théorie générale du structuralisme. On ne peut qu’indiquer des œuvres qui ont provoqué des modifications importantes dans un domaine particulier ou simultanément dans plusieurs domaines.
Il faut citer dans le domaine de 1′ethnologie les travaux de LéviStrauss, ceux qui sont consacrés aux formes de parenté dans les sociétés proto-américaines et ceux qui ont été consacrés à l‘analyse des mythes américains, dans le domaine de la sociologie ceux de Jacques Berque. Autre grande œuvre, celle de Dumézil, qui vient de publier une sorte de bilan intitulé La Religion romaine archaïque, où il met en rapport la religion romaine avec l’ensemble des mythologies et des religions indo-européennes. Dans le domaine de l’ana lyse littéraire, il faut citer les œuvres de Barthes sur Racine.
Le travail que je prépare maintenant est un travail de méthodologie concernant les formes d’existence du langage dans une culture comme la nôtre.
MICHEL FOUCAULT RACONTÉ PAR LUI-MÊME
Après être resté dans l’Université française assez longtemps pour faire œ qu’il faut et être ce que l’on doit être, je suis allé me prome ner à l’étranger, ce qui a donné à mon regard de myope l’exercice de la distance et m’a permis peut-être le rétablissement d’une perspective plus juste des choses.
En Suède, ce qui m‘a permis de savoir ce que nous serons dans cinquante ou cent ans, quand nous serons tous riches, heureux, aseptisés. En Pologne. À Hambourg. En Amérique du Sud.
Je suis célibataire. Eh oui.
CE QUE MICHEL FOUCAULT PENSE DE LA TUNISIE
J’étais venu à cause des mythes que tout Européen se fait actuellement de la Tunisie: le soleil, la mer, la grande tiédeur de l’Afrique, bref, j’étais venu chercher une thébaïde sans ascétisme.
À vrai dire, j’ai rencontré des étudiants tunisiens, alors ç’a été le coup de foudre. Il n’y a probablement qu’au Brésil et en Tunisie que j’ai rencontré chez les étudiants tant de sérieux et tant de passion, des passions si sérieuses, et ce qui m’enchante plus que cout, l’avidité absolue de savoir
(Texte cité dans Michel Foucault Dits et écrits I. 1954-1975—Collection Quatro Gallimard).
Quelques mois après cet entretien réalisé à Sidi Bou Saïd (Tunis), et alors que dans mes fonctions de rédacteur en chef par intérim du quotidien de M. Henri Smadja, avant sa nationalisation, par deux fois, la police des frontières tunisienne m’interdisait de quitter le territoire, au prétexte que La Presse ne pourrait continuer à paraitre. Le ministre de l’Intérieur, Ahmed Bennour ( que j’avais rencontré à plusieurs reprises dans ses débuts de président de l’Union des étudiants tunisiens), me convoquait alors pour me délivrer une autorisation de sortie, non sans m’avoir montré, dans les sous-sols de son ministère, avenue Bourguiba, une armoire de fer qui, selon ses dires, contenait « 2 000 articles écrits durant ces dernières années ». La période de l’indépendance et de la construction d’une nation était aussi celle du « flicage » de tous les journalistes.