Etats généraux de la laïcité-

La première partie des Etats généraux de la laïcité, organisés par L’observatoire international de la laïcité contre les dérives communautaires, s’est tenue le 22 janvier 2011 (de 10h à 17 h30) à l’Hôtel de Massa, siège de la Société des gens de lettres, sur le thème : « Etat de la laïcité et du communautarisme en Europe ».

Après une ouverture par le président de l’OIL, Jean-Michel Quillardet, Gérard Fellous a introduit les travaux (Voir la conférence ci-dessous).

Catherine Kintzler, philosophe, spécialiste de l’éthique et de la laïcité, professeur émérite des universités a traité du thème : « Mythes antirépublicains, communautarisme, laïcité ». Le thème « Laïcité et Europe » était abordé par Marcel Conradt, conseiller au Parlement européen. Sont intervenus également : Ina Piperaki, enseignante et chercheuse à l’université d’Athènes sur « La laïcité en Grèce » ; Joan-Francese Pont Clemente, professeur à l’université de Barcelone, membre de l’Académie royale des sciences, sur « La laïcité en Espagne » ; Bruno Callies de Salies, enseignant chercheur sur le monde arabo-musulman à l’IESEG et à l’EMSOME, sur « Laïcité et islam ». La conclusion revenait à Alain Vivien, ancien ministre.

LA PROBLEMATIQUE ACTUELLE DE LA LAICITE EN FRANCE

Par Gérard FELLOUS*

« Liberté- Egalité- Fraternité- Laïcité » : La devise de la République française est-elle complétée, en ce début de XXIe siècle aux frontons des mairies, des écoles et des lieux publics, marquant une étape nouvelle, plus de cent ans après la loi qui consacra la séparation des Eglises et de l’Etat ? C’est ce qui apparait – tout au moins en ce 23 février 2010, sur la façade de l’Hôtel de ville de Joué-Lès-Tours, village d’Indre-et-Loire. Déjà, en janvier 2004, tous les lieux publics et édifices municipaux de la ville d’Etampes, en Ile-de-France, avaient eux aussi, été placés sous la même devise.

Il est vrai que ces initiatives communales firent long feu, faute d’une mise en conformité de l’article 2, alinéa 4 de la Constitution française, qui fixe la devise républicaine, avec son article premier, alinéa 1.

Au cours des dix dernières années, le débat fit sa réapparition  sur la scène politique française, mais aussi dans l’ensemble des pays se réclamant de la laïcité. Il plaçait les relations que l’Etat- mais aussi la société civile- entretiennent avec les religions dans un nouveau contexte. Il est d’autant plus urgent de le décrypter que la France entrera bientôt- si ce n’est déjà fait- dans une période électorale dans laquelle tous les protagonistes montrent un intérêt tout particulier pour ce thème.

Ce contexte dans lequel se place aujourd’hui la laïcité se caractérise par plusieurs paramètres nouveaux  que nous tenterons d’esquisser ici.

  • Tout d’abord l’un des deux partenaires de la laïcité, je veux dire les religions, a considérablement changé. C’est un nouveau paysage religieux qui s’est installé en France, au cours des trente dernières années.
  • La seconde nouveauté réside dans une multiplication exponentielle et incontrôlée des revendications religieuses des citoyens, non seulement dans la sphère de prédilection de la laïcité qu’est l’école publique, mais aussi dans des institutions que l’on croyait préservées telle que la santé ou même l’armée.
  • Le troisième nouveau paramètre est que toutes les religions présentes en France- les plus anciennement implantée, et les nouvelles venues – proposent chacune des interprétations, des modes d’emploi ou même des réécritures de la laïcité, créant des pressions non seulement sur les pouvoirs publics, mais également sur la société civile, dans l’espace public. Elles feignent toutes de croire que c’est l’Etat seulement qui serait laïque, et non pas l’entière France, comme le précise sa Constitution.
  • Enfin, l’Etat lui-même, partenaire et garant de la laïcité réagit au coup par coup à ces assauts : soit en acceptant de légiférer sous la pression de l’opinion publique – comme dans les cas des lois interdisant le port des signes religieux ostentatoires dans l’école de la République ; soit en procédant, selon les demandes, à des « aménagements raisonnables » selon la formule utilisée au Québec ; soit enfin en instrumentalisant la pratique, sinon les principes de la laïcité dans de nouveaux débats politiques , que certains qualifient de « politiciens ».

1— : En premier lieu, le paysage religieux de ces dernières années n’est plus celui qui prévalait  du temps de la loi du 9 décembre 1905 : Aux trois cultes partenaires d’alors – catholicisme, protestantisme réformé et luthérien et judaïsme – s’ajoutent aujourd’hui l’islam sunnite et chiite, mais aussi les sagesses asiatiques, principalement le bouddhisme, ainsi que d’autres expressions du christianisme que sont les Eglises d’Orient, les Orthodoxes ou les Eglises évangéliques. – diversité encore plus marquée dans la France d’Outre-mer- Chacun d’entre ces cultes a des lectures nouvelles du fait religieux, qui étaient inconnues il y a plus d’un siècle.

Quantitativement le panorama religieux français a de même évolué. Bien qu’il soit interdit en France de faire le recensement des religions – le dernier datant de 1872- les évaluations et projections se font à partir des estimations avancées par les autorités religieuses représentatives, elles-mêmes : Par ordre décroissant, si le catholicisme demeure la religion proportionnellement majoritaire , c’est à présent l’islam qui est considéré comme la deuxième religion du pays. Vient ensuite le protestantisme auquel se sont jointes, pour une part d’entre elles, les Eglises évangéliques et pentecôtistes. Puis les chrétiens dits historiques parmi lesquels on compte l’Eglise orthodoxe, l’Eglise apostolique arménienne, les Eglises orientales, indépendantes ou rattachées au Vatican. Puis vient le judaïsme. Et enfin, nouveau venu également, le bouddhisme avec principalement ses trois tendances : tibétaine, du Grand et du Petit véhicule.

Pour être complet, il faut ajouter qu’un sondage IFOP/La Croix, indique que 39% des Français interrogés se déclaraient sans religion en 1990, pourcentage montant à 50 % en 2008. 17 % se qualifient eux-mêmes d’athées convaincus.

Si l’on veut comprendre les relations que les religions entendent établir avec la laïcité, il faut également examiner les grands courants transversaux qui les animent au cours de ces dernières années. J’en citerai rapidement trois :

*Premièrement les sociologues constatent un net recul de la socialisation dans une religion. Alors qu’il y a un siècle 80% d’une classe d’âge avait une vie sociale dans une religion, ce pourcentage est tombé au-dessous de 50% dans les années 2000. La conséquence est que le religieux se rattache bien moins au spirituel et au rituel dans la sphère intime et privée pour prendre de nouvelles formes de pratiques dans l’espace public, liées à l’apparence, aux traditions culturelles et identitaires.

*Deuxièmement, le phénomène nouveau, commun à toutes les religions, est l’apparition de nouvelles « tendances dures » en leur sein, de courants fondamentalistes ou intégristes. L’ambition qui les rapproche est de « combattre » ce qu’elles appellent la dilution de « la force originelle » de leurs convictions transcendantales. L’apparition de ces extrémismes religieux est un danger d’autant plus grand pour la laïcité.

*Parallèlement, et c’est la troisième évolution commune à l’ensemble des religions monothéistes pour le moins, la majorité des croyants et pratiquants a accepté la laïcité et le pluralisme religieux. La signification de la pratique religieuse a sensiblement évolué : Par exemple des jeunes dont les parents avaient   rompu avec toute appartenance religieuse, reviennent à des pratiques, peut-être plus à la recherche d’une appartenance au groupe que par accomplissement spirituel, à l’instar du modèle anglo-saxon de communautarisme.

Je voudrais enfin signaler – sans m’y appesantir- que l’opinion publique française a nettement évolué tant au regard des religions que de la laïcité :

Pour une majorité de 58% des Français, la laïcité est en danger en France (selon un sondage CSA/CNAL de février 2005), parmi lesquels, 25% déclarent qu’elle est « tout à fait en danger ».  Si l’attachement des Français à la laïcité est quasiment unanime, la définition qu’ils en donnent est des plus floues. Le terme est accompagné d’une multitude de qualificatifs qui en donnent les acceptions les plus diverses, sinon fantaisistes.

 Par ailleurs,  une majorité de 30% des Français estime que la plus grande menace qui pèse sur les droits de l’homme est constituée par « les intégrismes religieux », loin devant «les difficultés économiques et financières » (17%), ou la « pression des entreprises multinationales » (17% également), selon un sondage de 2010,  commandé par le Forum mondial des droits de l’homme de Nantes.

2— : Dès 2003, dans  son rapport « Laïcité et République », Bernard Stasi constatait, non sans étonnement, que « les comportements, les agissements attentatoires à la laïcité sont de plus en plus nombreux, en particulier dans l’espace public ». Appelant à la clairvoyance, il tentait alors de dégager les raisons de cette dégradation. Il cherchait en particulier des raisons sociologiques, dans les difficultés d’intégration de « ceux qui sont arrivés sur le territoire national au cours de ces dernières décennies », dans les conditions de vie dans les banlieues de nos villes, dans le chômage, et dans ce qu’il appelait le chant des sirènes « des groupes extrémistes qui sont à l’œuvre dans notre pays pour tester la résistance de la République et pour pousser certains jeunes à rejeter la France et ses valeurs ». Le Conseil d’Etat, dans le bilan d’un siècle d’application de la loi de 1905 qu’il dressait, concluait également que le regard porté sur la question de la laïcité « est aujourd’hui nourri, mais aussi brouillé par celle, plus large, de l’intégration et des dangers à cet égard du communautarisme ».

Concernant l’expression religieuse dans une société laïque, la situation s’est depuis aggravée, et l’analyse des origines du phénomène s’est affinée.

Dans les services publics, tout d’abord, les revendications religieuses individuelles n’ont cessé de s’amplifier. Deux rapports donnent l’alerte :

En 2006, celui mené par André Rossinot sur « la laïcité dans les services publics », puis en 2007, celui du Haut conseil à l’intégration. Le premier constate que le principe de laïcité fait l’objet de « contestations détournées, parfois orchestrées depuis l’étranger »,  tant à l’école et dans le milieu éducatif que dans l’hôpital, dans les services locaux et dans la fonction publique. Il diagnostique que dans certaines zones urbaines, des intégrismes religieux ou sectaires utilisent le tissu associatif pour s’implanter et encourager des replis identitaires communautaristes.

Un rapport sur les « refus  de mixité pour des motifs religieux, mené par l’Inspection générale de l’administration, en aout 2005, montre l’étendu d’un phénomène, que l’Observatoire international de la laïcité devait également mettre en évidence lors de colloques organisés en 2009 et 2010 sur l’école et sur la santé.

De très nombreux cas ont été relevés partout en France. Nous n’en donnerons bien entendu pas le détail ici.

 A l’école, cela va des jeunes filles portant des croix de grande dimension, ou des élèves assyro-chaldéens arborant croix et chapelets , aux élèves Sikhs portant turbans et couteau rituel (kirpan), aux certificats de maladie de complaisance présentés régulièrement pour des absence le Shabbat, ou pour des fêtes religieuses juives, ou à la diffusion de propagande salafiste dans des établissements de Bouches-du-Rhône ou  de Versailles . Mais ce militantisme religieux porte également sur le refus de certains contenus d’enseignement, comme celui de la Shoa ou des Croisades ou de Darwin, ou d’éducation sexuelle.

Dans les services sanitaires et sociaux, les revendications religieuses se sont de même multipliées. Je n’en donnerai que quelques exemples dans les hospices civils de Lyon : Un chef de service a été agressé par une personne qui refusait une césarienne pour sa femme. Un chef de clinique masculin a été menacé à l’arme blanche pour avoir examiné une femme pendant le Ramadan. Selon un chef de service de pédiatrie, ces conflits violents sont fréquents : ils ont commencé dans cet hôpital avec les revendications des intégristes catholiques à propos des interruptions volontaires de grossesse.

Même les tribunaux n’ont pas été épargnés par ce phénomène. Je citerai, entre autres, le jugement de ce Tribunal de grande instance de Lille qui a annulé, début avril 2010, un mariage entre deux français, à la demande de l’époux qui contestait la virginité de sa femme.

Dans les communes et collectivités territoriales, dans les activités ludiques et sportives, les revendications religieuses, contraires à la laïcité, se sont multipliées au cours des dernières années. Le refus de mixité est admis dans certaines installations sportives municipales comme au gymnase du Val Fourré, à Mantes où hommes et femmes sont séparées ; dans certaines piscines, comme à Sarcelles (95) où des femmes pratiquantes juives bénéficient d’un créneau horaire pour s’adonner, seules, à la natation, en présence d’un personnel uniquement féminin. Nombreuses sont les communes qui mettent des salles municipales à la disposition de cultes. Autres curiosités, à la sous-préfecture de Mantes, les femmes voilées se voyaient remettre leurs cartes nationales d’identité dans un local isolé, afin qu’elles puissent se découvrir à l’abri du public. Ou encore, à la mairie du 7eme arrondissement de Lyon, sous la pression des familles, lorsque l’officier d’Etat-civil est un homme, le greffier est automatiquement une femme, et vice-versa.

L’opinion publique fait sortir en 2010 la laïcité de la seule relation entre l’Etat et les religions, en demandant qu’elle soit étendue à l’espace public, dans l’affaire du voile intégral ou burqa, porté par des musulmanes. En France, mais aussi dans un certain nombre de pays occidentaux la situation est différente de celle rencontrée en 1989 avec le foulard islamique à l’école. Très précisément le port de ce signe religieux, que les femmes revendiquent du reste comme tel, est interdit, mais non pas au nom de la laïcité. Cette hésitation montre bien que toutes les religions portent désormais leurs efforts contre la laïcité afin de faire sortir leurs pratiques, c’est à dire le libre exercice du culte, de la sphère privée vers le champ public, dans la rue, dans la société civile.

Citons d’autres débats qui ont marqué l’année 2010 en matière de laïcité : Dans la restauration rapide, la décision d’une chaine de réserver certains de ses points de vente aux musulmans pratiquants, alors que cette enseigne appartient de fait à un organisme public. Citons également la présence de candidates ou même de listes à caractère religieux dans des élections régionales. En cette même année, un débat sur le statut personnel était ouvert à propos d’une accusation de polygamie, posant également la question du mariage religieux qui, dans certains cas, ne serait pas précédé d’un mariage civil.

Dans les entreprises privées, la multiplication des demandes de congés pour raisons religieuses, l’adaptation de la restauration, le port de vêtements spécifiques, a poussé les Directeurs des relations humaines et le MEDEF à multiplier les concertations et les colloques afin d’y faire face. Des bureaux de consultants privés ont même été créés pour suggérer des adaptations.

Citons enfin, au cours de la même année, l’inquiétude suscitée par les tentatives d’implantation de la finance islamique, qui met une activité économique nationale sous le contrôle d’autorités religieuses et qui exige des modifications de la législation et de la règlementation financière et bancaire, pour des raisons religieuses.

Nous sortons ainsi d’une année bien chargée qui n’a pas toujours apporté des réponses satisfaites en matière de respect et de préservation de la laïcité. Dans un certain nombre de cas évoqués ici, il a fallu improviser des réponses, des « arrangements », des adaptations empiriques, certains conformes à la laïcité, d’autres non, la faisant glisser de manière incontrôlée.

3—Je voudrais à présent évoquer- rapidement –les positions des institutions religieuses face à la laïcité : Elles ont considérablement évolué au cours des vingt dernières années, sans pour autant que cela soit toujours visible pour les citoyens.

Pour l’Eglise catholique française et pour le Vatican, après le Concile Vatican II et son attachement à la liberté religieuse, telle que protégée par la Déclaration universelle des droits de l’homme ; après la « juste laïcité » de Jean-Paul II qui intégrait celle-ci dans la doctrine sociale de l’Eglise ; après la « laïcité positive », la saine laïcité » , la « laïcité ouverte », « la vision correcte de la laïcité » et la mobilisation contre « le laïcisme » de Benoit XVI,  l’Episcopat ouvre un nouveau chantier dans la société française, celui de la « dimension publique de la religion » , de son « rôle éthique dans le domaine politique », de diffusion d’un « civisme chrétien » garants du « bien commun ». L’enjeu de l’Eglise catholique de France semble bien être aujourd’hui, d’une part de vouloir effacer le fondement philosophique de la laïcité française, créé au siècle des Lumières, et d’autre part de rétablir une « morale chrétienne » dans une société qui serait, selon ses dires, en grave crise, quasiment à la dérive.

Une instance de consultation politique avec le Premier ministre a été créée conjointement en février 2002, se réunissant une fois par an, dans une grande opacité. Les autres religions n’ont pas obtenu ce privilège.

Pour le protestantisme, dont les affinités historiques, mais aussi doctrinales avec la laïcité ont été profondes, il s’agit plutôt, aujourd’hui de faire face à une nouvelle recomposition : Au protestantisme réformé-calviniste et luthérien est venue se joindre une forte composante d’Eglises évangéliques, plus conservatrices, certaines venant du monde anglo-saxon. Elles demandent reconnaissance et moyens financiers aux pouvoirs publics, voulant sortir de la discrétion et de la retenue pratiquées traditionnellement par le protestantisme, pour une expression publique et visible des convictions.

Le judaïsme français, dont la composition et la religiosité a également évolué considérablement au cours des trente dernières années, et qui doit son émancipation citoyenne au siècle des Lumières et à la laïcité, attaché qu’il est à la loi de 1905 , voudrait néanmoins bénéficier des avantages que les Eglises chrétiennes obtiennent de l’Etat en matière d’enseignement privé, d’aides financiers. Il doit se défendre d’être communautariste, bien que cette organisation soit consubstantielle à sa pratique religieuse, comme l’est du reste, à sa manière, l’islam. Il souhaite, comme les autres cultes, avoir un poids sur la scène politique française.

L’islam, pour sa part est à la recherche, non seulement d’une structuration et d’une représentativité face à l’Etat, mais aussi d’une forme de conciliation avec la laïcité, dont il n’était pas partenaire au début du XXe siècle et qu’il n’a jamais connu dans les pays d’origine de ses membres. Il est à la recherche d’un islam français, modéré, compatible avec la laïcité, ainsi que d’une émancipation de l’Etat qui l’a aidé jusque-là à s’organiser.

Concernant l’islam, plusieurs problématiques sont soulevées que je me bornerais à esquisser :

Notons tout d’abord que le terme de laïcité –« ‘ilmaniyya » -qui est du reste inconnu des grands dictionnaires classiques- est tard venu dans la langue arabe, seulement vers le milieu du XIXe siècle, utilisé par le courant de la Nahda –c’est-à-dire la Renaissance Arabe- Celui-ci voulait dissocier pouvoir religieux et pouvoir politique dans l’Empire ottoman, distinguant le relatif, de l’absolu. Par ailleurs, les séparations entre la sphère religieuse et l’espace public, entre la spiritualité et la conduite des affaires de l’Etat n’existe pas, ainsi que le précise le site de la mosquée de Corbeil-Essonnes qui précise que : « Le coran représente une parole d’absolu. Il traite de toutes les sphères de l’activité humaine ». L’islam officiel n’a pas encore fait sont « aggiornamento », même si de nombreux musulmans de France, l’ont fait à titre individuel.

A un « islam apaisé et républicain » souhaité par le président du Conseil français du culte musulman, vient s’opposer l’islam rigoriste prêchée par le Salafisme ou le Tabligh. Pour certains, qui tentent de le démontrer à travers les textes sacrés, il y aurait incompatibilité entre islam et laïcité ; d’autres sont attachés à la promotion d’un islam de la culture, de la pensée et des arts, avec par exemple la Fédération laïque des citoyens de sensibilité musulmane (Mosaic) ; ou d’autres, comme Mustapha Cherif en appellent à la France et à l’Europe afin qu’elles abandonnent une « laïcité outrancière » pour « réinventer une sécularité nouvelle » donnant la place à un  islam modéré, dit du « juste milieux » qui pourrait y prospérer ; ou encore , comme Lhaj Thami Breze, président du Conseil régional du culte musulman d’Ile-de-France, proche de l’Union des organisations islamiques de France, qui voudraient que la « société française revienne à une lecture plus juridique de la laïcité, parce qu’il en existe de nombreuses interprétations ». Parmi ces nombreuses interprétations citons également celle de Sohaib Bencheikh qui, dans son ouvrage de 1998 intitulé « Marianne et le Prophète » plaide pour une « neutralité positive de l’autorité publique » qui ferait que « la laïcité serait le plus petit dénominateur commun en vue d’assurer son acceptation, son adaptation et son adoption sur toute la planète, et garantir sa durabilité ». En somme une laïcité vidée de son contenu.

Autre caractéristique, que nous avions évoqué plus haut à propos du judaïsme, la dimension communautariste de la religion musulmane résumée par le concept de « Oumma », la « communauté des croyants »face aux mécréants ou aux « Dihmys ». Revenant sur vingt années d’enquêtes sur l’islam en France, l’Institut IFOP montrait dans une étude d’aout 2009 que la plus forte progression vient non pas de la pratique religieuse, mais de l’identification à l’islam : en un mot l’expression de l’islam en France est plus identitaire que religieuse.

 Caractéristique à laquelle il faut ajouter une autre, que je cite, seulement : la confusion entre immigrés et croyants pratiquants. Parmi environ 5 millions de personnes issues de l’immigration maghrébine et turque en France, il n’y aurait que 15 % de pratiquants, c’est-à-dire qui se rendent à la mosquée, et 85% de personnes qui appliquent les principes religieux dans leur vie privée, ou qui ne sont pas musulmanes. Etablir un lien direct entre la religion et  l’intégration serait soit une erreur sociologique, soit une faute d’analyse laissant entendre que telle religion pourrait se dissoudre dans la laïcité ou qu’elle ne serait qu’une forme de communautarisme.

Enfin, pour l’ensemble des religions, aujourd’hui en France, et dans un certain nombre de pays ayant la laïcité en partage, l’action politique devient un objectif important et avoué.

En plus du jeu des revendications que chacune des religions adresse régulièrement au Gouvernement et aux pouvoirs publics, et des réponses, plus ou moins satisfaisantes pour elles- qui sont données par l’Etat ; en plus du fait que celui-ci s’est donné pour mission  d’ organiser,  de structurer et de  soutenir par de nombreux moyens, y compris financier les religions et particulièrement  l’une d’entre elles, l’islam ; l’ensemble des religions instituées –y compris les Eglises orthodoxes et le Bouddhisme- viennent de constituer un organisme commun à visée politique : la « Conférence des responsables de culte en France ». Son premier acte, fin 2010 fut de proclamer son attachement à la laïcité. Mais quelle laïcité ? Celle de Benoit XVI ? Celle des Eglises charismatiques ? Celle des Loubavitch ? Celle des Salafistes ? Celle des philosophies asiatiques, qui n’en ont pas la moindre idée ? Ce « front commun » qui vient de faire irruption sur la scène publique ne donne aucune définition de cette laïcité œcuménique. Il vient de se manifester à nouveau, le 6 janvier 2011, cette fois en ralliant à lui les « non croyants ». Dans un communiqué commun, au nom des « hommes et femmes de bonne volonté, croyants et non croyants », c’est-à-dire au nom de l’ensemble de la société française, il se substitue à la puissance publique pour combattre toutes les violences.

Les religions veulent oublier qu’elles ont des devoirs envers la laïcité, ceux de s’y conformer, et non pas de tenter de la pervertir.

4— : Enfin, comment le politique c’est-à-dire l’Etat, les partis politiques réagissent-ils face à ces nouvelles revendications, à ces assauts, à ce grignotage de la laïcité ?

J’évoquerai trois aspects :

  • Tout d’abord, les pouvoirs publics, ne pouvant répondre dans le stricte

cadre de la loi à un foisonnement de demandes nouvelles,  adopte empiriquement de nouvelles mesures administratives et règlementaires pour les services publics, la santé, l’éducation nationale, les lieux de détention, l’armée etc. Se multiplient alors des chartes de la laïcité, pour les services publics, pour la santé par exemple ; ainsi que des circulaires du Premier ministre ou ministérielles portant sur l’abattage rituel, les sépultures, les congés par exemple. Les écoles privées bénéficient de nouveaux avantages, d’autres sont accordés pour l’entretien des églises. Les aumôneries ont des statuts différenciés.

Les communes font face au coup par coup, et en prenant en compte le poids favorable ou non de leurs habitants, aux demandes d’autorisation de construction ou d’avantages financiers. Je ne mentionne pas ici les régimes dérogatoires concordataires  d’Alsace ou d’Outre-mer.

Le Québec où ces « accommodements raisonnables » sont devenus une méthode de gouvernement de la laïcité a tenté d’y mettre fin avec le rapport Bouchard-Taylor de mai 2008. Au nom d’une « laïcité ouverte » la Belle Province vient de mettre en débat parlementaire la loi 94 qui officialisera la jurisprudence des accommodements religieux, que bien des québéquois rejettent, souhaitant plutôt une véritable Charte de la laïcité de nature constitutionnelle.

  • La deuxième tendance lourde de ces dernières années se situe dans

différentes tentatives de réformer sinon de réécrire la laïcité telle que fondée au début du XXe siècle, au prétexte que les temps ont changé. Il fut question d’une modification de la loi de 1905, projet qui n’est plus officiellement à l’ordre du jour.

On se souviendra qu’un projet de « toilettage » qui voulait prendre en compte un nouvel environnement sociétal, avait été lancé par le ministre de l’Intérieur d’alors, Nicolas Sarkozy, dans son livre publié en 2003, « La République, les religions, l’espérance » (éditions du Cerf). Il y avançait la possibilité de permettre le financement des cultes sur fonds publics d’Etat et des collectivités locales, déléguant à la religion le rôle de structuration des êtres humains, donc de la société. Ce concept était repris sous l’appellation de « laïcité positive » par le Chef de l’Etat dans ses discours de Latran et de Ryad.

De leur côté, certains sociologues comme Jean Baudérot, proche de l’Episcopat catholique, qui propose, au nom d’une « laïcité plurielle »,  un nouveau « Pacte laïque », une sorte de troisième génération de la laïcité, faisant suite au système concordataire du XIXe siècle et au système de séparation du XXe.

Il faut ajouter les différentes propositions de réforme de la laïcité contenues dans plusieurs rapports : les rapports Stasi, Machelon, Baroin, le rapport Gérin de la commission parlementaire sur le voile intégral. Des propositions ont de même été faites par des autorités consultatives que sont le Conseil d’Etat, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la Haute autorité de lutte contre les discriminations, le Haut conseil à l’intégration, dont très peu ont été retenues.

  • Enfin, outre les débats sur la laïcité animés par les intellectuels,

philosophes, juristes, journalistes, la période récente s’est caractérisée par un nouvel intérêt manifestée par l’ensemble de la classe politique française. Du Front National de Marine Le Pen qui en fait l’un de ses thèmes de prédilection, à Besancenot qui défend l’une de ses candidates voilée, la laïcité devient en France, pour ces prochains mois, une « grande cause nationale » que chacun habille à sa mesure, ou certains diront « récupère » ou « instrumentalise ».

En conclusion, je voudrais vous dire ma conviction que ce n’est pas la laïcité qui a besoin d’être changée – quelques soient les adjectifs dont on veut l’affubler- mais que ce sont des acteurs religieux, ou politiques qui souhaitent l’utiliser à leur profit, et ne plus s’y adapter. Et l’on voudrait faire accroire que les principes de la laïcité doivent suivre, en une sorte de « révisionnisme historique ».

Ces principes indivisibles sont ceux de la séparation du politique et du religieux ; de la neutralité de l’Etat et de la sphère publique, hors de toute présence ou influence du religieux ; de la liberté de conscience et de religion et de leur exercice dans la sphère privée ; de l’égalité et de la non-discrimination de tous les citoyens, écartant tout statut communautariste.

Demande-t-on d’abandonner les principes fondamentaux des droits de l’homme et du respect des libertés fondamentales au prétexte que le monde de 2011 n’est plus celui de 1948, celui de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ? Certainement pas. L’universalité des droits de l’homme, tout comme celle des principes de la laïcité dans les pays démocratiques ne sont pas négociables, comme voudraient l’imposer le « relativisme culturel et religieux » prôné par les régimes autoritaires ou les théocraties encore debout.

*Secrétaire général de la Commission nationale consultative des droits de l’homme-France de 1986 à 2007. Expert et consultant auprès des Nations unies, de l’Union européenne, du Conseil de l’Europe, de l’Organisation internationale de la francophonie. Auteur de : Les droits de l’homme. Une universalité menacée. Ouvrage à paraitre : César et Dieu : la laïcité en France et dans le monde.

Paris, 22 Janvier 2011

quillardet